Un instant plus tard, une jeune fille en robe blanche sortit du pavillon. Elle était pieds nus et ses pâles cheveux blonds retombaient négligemment sur une de ses épaules. Souriante, elle portait un plateau de bois. « Faim ? demanda-t-elle d’une voix amicale.
— Oui, dit la femme.
— Je m’appelle Maryam. Je t’attendais. Je suis désolée, tout ce que j’ai, c’est du pain et du lait frais. » Elle versa celui-ci d’un pichet d’argent dans un gobelet d’argent également.
« Merci. » La femme mangea et but avidement.
Maryam s’abrita les yeux d’une main. « Est-ce que tu vas à la foire ? »
La femme secoua la tête. « Je ne sais pas de quelle foire vous voulez parler. »
Cela fit rire Maryam. « Tout le monde va à la foire. Viens, je t’emmène. »
La femme attendit tandis que Maryam s’éclipsait à nouveau dans le pavillon avec les restes du petit déjeuner. Elle ressortit peu après. « Voilà, on peut y aller, dit-elle gaiement. Nous pourrons faire connaissance tout en marchant. »
Elles finirent de contourner le lac jusqu’à ce que la femme avise un vaste ensemble de hautes tentes pointues en toile rayée, toutes surmontées de fanions bariolés claquant dans la brise. Elle entendait quantité de gens rire et crier, des bruits de haches mordant le bois, de métal frappant le métal. Elle sentait une odeur de pain qui cuit, de brioches à la cannelle, et d’agneau en train de rôtir sur des broches tournant avec lenteur au-dessus de braises rougeoyantes. Sa bouche se mit à saliver et elle sentit une irrépressible excitation croître en elle.
« Je n’ai pas un sou de monnaie à dépenser, dit-elle.
— De la monnaie ? demanda Maryam, en riant. C’est quoi, la monnaie ? »
La femme passa l’après-midi à aller de tente en tente, à voir les attractions bizarres et les exhibitions miraculeuses. Elle goûta des nourritures exotiques et but des mixtures de liqueurs inconnues. De temps à autre, elle se souvenait d’avoir peur. Elle regardait par-dessus son épaule, en se demandant quand tomberait le masque plaisant de la fantaisie. « Marîd, appela-t-elle, qu’est-ce que tu fabriques ?
— Qui appelles-tu ? demanda Maryam.
— Je ne sais pas au juste », dit la femme.
Maryam rit. « Regarde par ici », dit-elle et, tirant son hôte par la manche, elle lui montra un stand où une femme musculeuse composait un collage inquiétant à partir de griffes, de dents et d’yeux de lézards.
Elles écoutèrent des enfants jouer une étrange musique sur des instruments confectionnés avec des carcasses de petits animaux, puis elles regardèrent un groupe de vieilles femmes qui filaient leurs propres cheveux blancs et, avec le fil ainsi obtenu, tissaient des serviettes et des foulards.
L’une des vieilles édentées grimaça un sourire aux deux femmes. « Prenez, dit-elle d’une voix rocailleuse.
— Merci, grand-mère », dit Maryam. Elle choisit une paire de mouchoirs en fil de cheveux humains.
Les heures s’écoulaient et finalement le soleil se coucha. La lune se leva, aussi pleine que la veille. « Cela va-t-il durer toute la nuit ? demanda la femme.
— Toute la nuit et toute la journée de demain, dit Maryam. Pour l’éternité. »
La femme eut un frisson.
Dès lors, elle ne put se départir d’une terreur croissante, du sentiment de s’être fait attirer dans ce piège pour y être abandonnée. Elle n’avait aucun souvenir de qui elle était avant son éveil au bord du lac, mais elle était consciente d’avoir été horriblement piégée. Elle priait quelqu’un du nom de Marîd. Elle se demanda s’il s’agissait de Dieu.
« Marîd, murmura-t-elle, pleine de crainte, je voudrais que tu arrêtes tout ça. »
Mais Audran n’était pas prêt à arrêter. Il regarda Maryam et la femme, gagnées par la fatigue, découvrir une large tente garnie de coussins confortables et de draps de satin et de coton fin. Elle s’allongèrent et dormirent.
Au matin, la femme se leva, désemparée de se retrouver toujours prise au piège de la foire éternelle. Maryam leur trouva un bon petit déjeuner de saucisses, de pain grillé, de tomates cuites arrosés de thé brûlant. L’enthousiasme de Maryam n’était pas entamé, et elle conduisit la femme vers de nouvelles attractions toujours plus déconcertantes. La femme, toutefois, ne ressentait plus qu’une terreur grandissante.
« Tu me tiens ici depuis deux jours, Marîd, implora-t-elle. Je t’en prie, tue-moi ou laisse-moi partir. » Audran ne lui donna aucun signe, aucune réponse.
Elles passèrent le troisième jour à examiner une bizarrerie après l’autre : des adolescentes qui semblaient avoir des roses vivantes à la place des seins ; un fabricant de chandelles dont les articles ne produisaient pas de lumière en présence d’un infidèle ; un combat organisé entre un aveugle et deux dragons furieux ; toute une famille occupée à marteler un modèle réduit en tôle de la foire, projet qui mobilisait tous ses membres depuis des générations et ne serait peut-être jamais achevé ; une cage pleine de grillons qu’on avait dressés à chanter la Shàhada, la profession de foi musulmane[4].
L’après-midi s’écoula et, une fois encore, la nuit se mit à tomber. Partout sur la foire, des hommes enfonçaient des torches enflammées dans des supports de fer au bout de grandes piques. Pourtant, Maryam conduisait toujours la femme d’une tente à l’autre mais la femme n’appréciait plus le spectacle. Elle était emplie du sentiment d’une catastrophe imminente. Elle éprouvait un besoin pressant de fuir, mais elle savait qu’elle ne saurait même pas trouver par où sortir du champ de foire infini.
Et puis une sonnerie stridente retentit. « Qu’est-ce que c’est ? » s’écria-t-elle, surprise. Tout autour d’elle, les gens s’étaient mis à fuir. « Yallah ! cria Maryam, le visage frappé d’horreur. Cours ! Cours et sauve ta peau !
— Qu’est-ce que c’est ? hurla la femme. Dis-moi ce que c’est ! »
Maryam s’était effondrée par terre, pleurant et gémissant « Au nom d’Allah, le Bienveillant, le Miséricordieux », marmonnait-elle, encore et encore. La femme ne put tirer d’elle la moindre autre parole sensée.
Elle la laissa sur place et suivit la foule de gens terrifiés qui fuyaient parmi les tentes. Puis la femme les vit : deux géants immenses, d’une taille invraisemblable, hauts de plusieurs centaines de mètres, qui approchaient en écrasant la campagne sous leurs pas. Ils enjambèrent les montagnes au loin puis les chocs de leurs foulées saccadées se mirent à agiter les eaux du lac. Le sol ondulait à leur approche. La femme porta la main à son sein, puis recula de quelques pas.
L’un des géants tourna lentement la tête et regarda droit vers elle. Il était d’une laideur repoussante, avec une grande balafre en travers de son orbite vide et une gueule pleine de crocs ébréchés et pourris. Il éleva un bras et le tendit vers elle.
« Non, dit-elle d’une voix rendue rauque par la peur, pas moi ! » Elle avait envie de fuir mais était incapable de bouger. Le géant s’inclina vers elle, farouche et furieux. Il se pencha pour la saisir dans sa main énorme.
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