« Alors, comment ça se passe, les enfants ? » lança Shaknahyi. J’étais sauvé. Il ressortit de la cuisine et s’installa près de moi dans un vieux fauteuil défoncé.
« Impec », dis-je. J’adressai une petite prière à Allah. Voilà une soirée qui risquait d’être longue.
Une petite fille au visage très mignon, très sérieux, entra dans le salon, avec une assiette en faïence garnie de pain et de hoummous[5], Shaknahyi lui prit l’assiette des mains et l’embrassa sur les deux joues. « Et voici Zahra, ma petite princesse. Zahra, je te présente oncle Marîd. »
Oncle Marîd ! Je n’avais jamais rien entendu d’aussi grotesque de toute ma vie !
Zahra me jaugea, rougit furieusement et détala se réfugier dans la cuisine tandis que son père riait aux éclats. J’ai toujours eu cet effet sur les femmes.
Shaknahyi indiqua le plat de hoummous. « Je t’en prie, rafraîchis-toi.
— Que ta prospérité s’accroisse, Jirji.
— Que Dieu prolonge ton existence. Je vais nous chercher du thé. » Il se releva et retourna dans la cuisine.
J’aurais bien aimé qu’il cesse de s’agiter. Ça me rendait nerveux et surtout en état d’infériorité numérique face à la marmaille. Je rompis un morceau de pain et le trempai dans le hoummous, sans cesser d’avoir l’œil sur Hâkim et Petit Jirji. Ils semblaient jouer paisiblement ensemble et m’avoir apparemment complètement oublié ; mais je n’allais pas me laisser berner si aisément.
Shaknahyi revint au bout de quelques minutes. « Je crois que tu connais ma femme », dit-il. Je levai les yeux. Il était devant moi avec Indihar. Il arborait son satané sourire ; elle, en revanche, n’avait pas franchement l’air heureuse.
Je me levai, ahuri. « Indihar, comment vas-tu ? » Je me sentais pas l’air crétin. « Je ne savais même pas que t’étais mariée.
— Personne n’est censé le savoir », répondit-elle. Elle lança un œil noir à son époux puis se tourna pour me fusiller du regard.
« Pas de problème, ma gazelle, dit Shaknahyi. Marîd n’en parlera à personne, n’est-ce pas ?
— Marîd est un…», commença Indihar puis elle se souvint que j’étais son hôte. Elle baissa pudiquement les yeux. « Tu honores notre famille par ta visite, Marîd », dit-elle.
Je ne savais que répondre. C’était un sacré choc : Indihar, danseuse superbe au Boudayin le jour, épouse musulmane, timide et réservée, la nuit. « Je t’en prie, dis-je, mal à l’aise, ne te mets surtout pas en frais pour moi. »
Indihar me regarda en battant des paupières avant de conduire Zahra hors du salon. Je n’aurais su dire ce qu’elle pensait.
« Prends du thé, dit Shaknahyi. Et reprends donc du hoummous. » Hâkim avait fini par trouver le courage de m’examiner. Il m’agrippa la jambe en bavant sur mon pantalon.
Ça s’annonçait encore pire que je ne l’avais craint.
9.
C’était le petit calepin marron de Shaknahyi, celui qu’il gardait toujours dans sa poche revolver. La première fois que je l’avais vu, c’était quand nous avions enquêté sur l’assassinat de Blanca. À présent, j’en contemplais la couverture de vinyle, maculée d’empreintes sanglantes, en m’interrogeant sur les notes codées qu’il y avait consignées. J’étais censé découvrir ce qu’elles pouvaient signifier.
Cela se passait une semaine après ma visite chez Jirji et Indihar. La journée avait mal débuté et ça ne s’était pas amélioré par la suite. J’ouvris les yeux pour découvrir Kmuzu debout près de mon lit avec un verre de jus d’orange, des toasts et du café. Je suppose qu’il devait attendre que mon papie-réveil fasse effet. Le pauvre bougre avait l’air si malade qu’il me fit presque pitié. « Bonjour, yaa sidi », dit-il à mi-voix.
Je ne me sentais pas trop bien moi non plus. « Où sont mes vêtements ? »
Grimace de Kmuzu. « Je ne sais pas, yaa sidi. Je ne me souviens plus de ce que vous avez fait hier soir. »
Je ne m’en souvenais guère mieux. Il n’y avait rien qu’une obscurité navrante depuis le moment où j’étais parvenu devant la porte d’entrée, cette nuit, et mon réveil quelques instants plus tôt. Je rampai tout nu hors du lit, des élancements dans la tête, l’estomac menaçant de se retourner. « Aide-moi à trouver mon jean, dis-je. Ma boîte à pilules est dedans.
— Voilà pourquoi le Seigneur interdit de boire », dit Kmuzu. Je le regardai ; il avait fermé les yeux et tenait toujours son plateau mais celui-ci s’inclinait dangereusement. Il allait y avoir du café et du jus d’orange plein mes draps d’ici quelques secondes. Mais pour l’heure, c’était le cadet de mes soucis.
Mes vêtements n’étaient pas sous le lit, ce qui était pourtant l’endroit logique. Il n’étaient pas non plus dans l’armoire, ni dans la penderie, ni dans la salle de bains. Je regardai sur la table du coin-repas de ma cuisinette. Macache. Je finis par retrouver mes souliers et ma chemise roulée en boule dans la bibliothèque, coincés entre deux éditions en poche de Lufty Gad, un auteur de polars palestinien du milieu du XXIe siècle. Mon jean avait été soigneusement plié et planqué sur mon bureau entre plusieurs liasses épaisses de papier d’imprimante.
Je ne pris même pas la peine de l’enfiler. Je sortis la boîte et regagnai la chambre en hâte. Mon plan était d’avaler quelques opiacés, peut-être une douzaine de soléines, avec le jus d’orange.
Trop tard. Kmuzu était en train de contempler, horrifié, la mare gluante et douceâtre répandue sur ma literie. Il leva les yeux à mon entrée. « Je vais nettoyer tout ça, dit-il en ravalant une ultime nausée. Immédiatement. » Son expression trahissait qu’il s’attendait à perdre son boulot peinard dans la Grande Maison et se voir expédié dans les champs poussiéreux en compagnie des autres brutes incultes.
« T’inquiète pas de ça pour l’instant, Kmuzu. Donne-moi plutôt cette tasse de…»
Il y eut un crissement discret tandis que tasse et soucoupe glissaient vers le bas pour basculer par-dessus le rebord du plateau. Je contemplai les draps dévastés. Enfin, comme ça, on ne voyait plus la tache de jus d’orange.
« Yaa sidi…
— Je voudrais un verre d’eau, Kmuzu. Tout de suite. »
Ç’avait été une nuit d’enfer. J’avais eu la brillante idée de faire une virée dans le Boudayin après le boulot. « Ça fait un bail que je n’ai pas eu une soirée de libre », avais-je prévenu Kmuzu quand il était venu me prendre au commissariat.
« Le maître de maison est content de vous voir concentré sur votre travail.
— Ouais, c’est ça, t’as raison, mais ça m’interdit pas de voir mes potes de temps en temps. » Et je lui indiquai la direction de la boîte grecque de Jo-Mama.
« Si vous faites cela, vous ne serez pas rentré avant une heure tardive, yaa sidi.
— Je le sais bien, qu’il sera tard. T’aimerais mieux que je sorte boire le matin ?
— Vous devez être au commissariat le matin.
— On a le temps d’ici là, remarquai-je.
— Le maître de maison…
— Tourne à gauche ici, Kmuzu. Maintenant ! » Je n’avais pas l’intention de discuter plus avant. Je le guidai en direction du nord-ouest dans le dédale des ruelles sinueuses. Nous laissâmes la voiture sur le boulevard pour franchir à pied la porte du Boudayin.
Le club de Jo-Mama était dans la Troisième Rue, plaqué tout contre la haute muraille nord du quartier. Rocky, la barmaid suppléante, fronça les sourcils quand je pris un tabouret au comptoir. Elle était petite, boulotte, avec des cheveux bruns crépus, et n’avait pas l’air ravie de me voir. « On veut voir ma licence, le flic ? fit-elle d’une voix aigre.
5
« Purée de pois chiches salée et plus ou moins épicée que l’on sert en canapés à l’apéritif ou avec laquelle on prépare des sauces