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– J’ai faim, dit-elle, pas vous ?

– Si !

– Vous aimez la cuisine japonaise ?

– Oui.

– Et vous êtes toujours aussi bavard ?

– Oui, dit Jonathan juste avant de reprendre un nouveau coup de coude.

– C’est un tableau merveilleux, n’est-ce pas ? reprit Clara d’une voix émue.

L’œuvre représentait un déjeuner de campagne. Une table était disposée sur une terrasse en pierre qui bordait une demeure. Une douzaine de convives étaient assis alors que d’autres se tenaient debout un peu plus loin dans le paysage. Un immense peuplier abritait sous son ombre deux hommes en tenue élégante. Le trait du peintre était si juste, que leurs lèvres semblaient délivrer les propos qu’ils échangeaient. La couleur des feuillages et la luminosité du ciel témoignaient d’un bel après-midi d’un été disparu depuis plus d’un siècle et qui semblait avoir toujours duré. Jonathan pensa que plus un seul de ses personnages n’existait, que leurs corps n’étaient plus que poussière, et pourtant, sous le pinceau de Vladimir, ils ne disparaîtraient jamais. Il suffisait de les regarder pour les imaginer encore en vie. Il brisa le silence contemplatif que Clara et lui observaient depuis de longues minutes.

– C’est un de ses derniers tableaux. Avez-vous remarqué cet angle particulier ? Rares sont les scènes peintes ainsi. Vladimir a joué de la hauteur pour augmenter la profondeur de son champ. Comme un photographe l’aurait fait.

– Et vous, avez-vous remarqué qu’il n’y a aucune femme autour de cette table ? Une chaise sur deux est vide.

– Il n’en peignait jamais.

– Misogyne ?

– Veuf et inconsolable.

– Je vous testais ! Allez, venez, mon estomac me tenaille quand je l’ignore trop longtemps.

Clara entraîna Jonathan, elle prévint la télésurveillance, coupa les lumières, enclencha l’alarme et referma la porte derrière elle. Sur le trottoir, Peter, qui continuait de faire les cent pas, leur fit signe qu’il terminait sa conversation et les rejoindrait aussitôt.

– Votre ami a une batterie qui ne se décharge jamais ou il réussit à user celle de son correspondant ?

– Il déborde tellement d’énergie qu’il doit les recharger tout seul !

– Ça doit être quelque chose comme ça, venez, c’est presque en face.

Jonathan et Clara traversèrent la rue, ils entrèrent dans le petit restaurant japonais et s’assirent dans un box. Jonathan présentait le menu à Clara quand Peter fit une entrée fracassante et les rejoignit.

– Charmant cet endroit, dit-il en s’asseyant. Pardon de vous avoir fait attendre, je pensais qu’avec le décalage horaire j’aurais un peu de temps avant que le bureau de Boston n’ouvre, mais les loups sont matinaux.

– Tu as faim ? dit Jonathan en tendant la carte à son ami.

Peter ouvrit le menu et le reposa sur la table, la mine dépitée.

– Vous aimez vraiment ça, le poisson cru ? Je préfère les mets qui me font oublier qu’ils étaient vivants juste avant que je les regarde.

– Vous vous connaissez depuis longtemps ? demanda Clara amusée.

Le déjeuner fut agréable. Peter usa de tous ses charmes, il fit rire Clara plusieurs fois. Discrètement il griffonna quelques mots sur une serviette en papier qu’il glissa dans la main de Jonathan. Celui-ci la déplia sur ses genoux ; après avoir lu, il roula le papier en boule et le laissa tomber par terre. De l’autre côté de la rue, sous un ciel londonien qui se chargeait de nuages, le tableau d’un vieux peintre russe resplendissait de la lumière d’un été d’autrefois qui ne cesserait jamais d’exister.

Après le déjeuner, Peter rejoignit les bureaux de Christie’s tandis que Jonathan retourna avec Clara vers la galerie. Il y passa son après-midi assis sur un tabouret, face à la toile. Il en examinait chaque détail à la loupe et reportait méthodiquement ses annotations dans un grand cahier à spirale.

Peter avait fait dépêcher un photographe qui se présenta à la galerie en fin de journée. Ce dernier installa minutieusement son matériel. De grands parapluies blancs perchés sur des trépieds s’ouvrirent de chaque côté du tableau, reliés par des cordons à l’appareil à chambre 6x6.

Dans la couleur du soir, la vitrine s’illumina de dizaines d’éclairs au rythme des éclats de flashes qui se succédaient. Vu de la rue on aurait cru qu’un orage avait éclaté à l’intérieur de la galerie. À la fin de la journée, le photographe rangea ses équipements dans l’arrière-boutique et salua Jonathan et Clara. Il reviendrait le lendemain, à la même heure, pour le second tableau. Alors qu’il saluait Clara sur le pas de la porte, Jonathan authentifia la signature au bas de la toile. Le tableau était bien Le Déjeuner à la campagne de Vladimir Radskin, elle avait été exposée à Paris au début du siècle, puis à Rome avant la guerre et ferait partie de la prochaine édition du catalogue raisonné de l’œuvre du peintre.

Cela faisait longtemps déjà que les effets du décalage horaire pesaient sur les épaules de Jonathan. Il proposa à Clara de l’aider à fermer la galerie. Elle le remercia mais elle avait encore du travail. Elle le raccompagna jusqu’au pas de la porte.

– C’était une merveilleuse journée, dit-il, je vous en suis très reconnaissant.

– Mais je n’y suis vraiment pas pour grand-chose, répondit Clara d’une voix douce, c’est lui qu’il faut remercier, ajouta-t-elle en montrant le tableau.

En sortant sur le trottoir, il retint difficilement un bâillement. Il se retourna et regarda fixement Clara.

– J’avais mille questions à vous poser, dit-il.

Elle sourit.

– Je crois que nous aurons toute la semaine pour cela, allez vous coucher, je me suis demandé tout l’après-midi comment vous faisiez pour tenir debout.

Jonathan recula et esquissa un au revoir de la main. Clara leva la sienne et un taxi noir vint se ranger le long de la chaussée.

– Merci, dit Jonathan.

Il y grimpa et lui fit encore un petit signe par la fenêtre. Clara rentra et referma la porte de la galerie, elle revint vers la vitrine et regarda le taxi s’éloigner, songeuse. Une autre question avait occupé son esprit, depuis le déjeuner. L’impression d’avoir déjà rencontré Jonathan était devenue obsédante. Alors qu’il contemplait le tableau, assis sur son tabouret, certains de ses gestes lui semblaient presque familiers. Mais elle avait eu beau y penser sans cesse, elle ne pouvait associer ni lieu ni date à ce sentiment. Elle haussa les épaules et retourna derrière son bureau.

En arrivant dans sa chambre, Jonathan remarqua la petite lumière rouge qui clignotait sur le cadran du téléphone. Il posa aussitôt sa sacoche, décrocha le combiné et appuya sur la touche de la messagerie vocale. La voix de Peter n’avait rien perdu de son énergie. Tous deux étaient conviés à un vernissage qui serait suivi d’un dîner dans un restaurant élégant, avec des « vrais plats », « cuits », avait ajouté Peter. Il l’invitait à le rejoindre dans le hall vers 21 heures.