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Il regardait les déménageurs déclouer une à une les lattes de bois clair. À chaque planche qu’ôtait méticuleusement le chef d’équipe, il sentait son cœur battre un peu plus fort. Clara à côté de lui croisa ses doigts derrière son dos, elle aussi frémissait d’impatience.

– Je voudrais qu’ils arrachent ces bouts de bois, là maintenant, et le voir tout de suite, murmura Jonathan.

– C’est parce qu’ils vont faire exactement le contraire que je les ai choisis ! répondit Clara à voix basse.

Le coffrage était plus imposant que celui de la veille. Le déballage du tableau prendrait encore une bonne heure. L’équipe de transporteurs fit une pause. Ils allèrent s’asseoir sur le hayon de leur camion pour profiter de cette journée ensoleillée. Clara ferma la galerie et invita Jonathan à aller prendre un peu l’air. Ils remontèrent la rue à pied et soudainement elle héla un taxi.

– Vous avez déjà été vous promener le long de la Tamise ?

Ils marchaient sous les rangées d’arbres, le long des quais. Jonathan répondait à toutes les questions que Clara lui posait. Elle lui demanda ce qui l’avait incité à devenir expert et sans le savoir ouvrit une fenêtre sur son passé. Ils s’assirent sur un banc et Jonathan lui conta cet après-midi d’automne où son père l’avait emmené dans un musée pour la première fois. Il lui décrivit les proportions de cette salle immense où ils étaient entrés. Son père avait lâché sa main, signe de liberté. L’enfant s’était arrêté soudainement devant un tableau. L’homme qui était peint sur la toile au milieu du grand mur semblait ne regarder que lui.

– C’est un autoportrait, avait murmuré son père, il s’est peint lui-même, beaucoup de peintres ont fait ça. Je te présente Vladimir Radskin.

Et l’enfant complice s’était mis à jouer avec le vieux peintre. Qu’il aille se cacher derrière une colonne, qu’il arpente la salle dans un sens ou dans l’autre, d’un pas lent ou pressé, qu’il avance ou recule, le regard le suivait, lui et rien que lui. Et même quand il plissait ses paupières, l’enfant savait que « l’homme de la peinture » continuait de le fixer. Fasciné, il s’était approché de la toile et les heures qu’il passa devant le tableau s’égrenèrent sans compter. Comme si toutes les pendules à mille lieues avaient renoncé à leur tic-tac, comme si deux époques se mariaient, par la force d’un seul sentiment, d’un regard. Et du haut de ses douze ans, Jonathan se mit à imaginer. D’un trait de pinceau sur un tableau qui défiait toutes les règles de physique, les yeux d’un homme lui disaient par-delà les siècles des mots que seul un enfant peut entendre. Son père avait pris place derrière lui, assis sur un banc. Jonathan contemplait la toile, captivé ; le père contemplait son fils, son plus beau tableau à lui.

– Et s’il ne vous avait pas emmené au musée ce jour-là, qu’auriez-vous fait de votre vie ? demanda Clara d’une voix timide.

Était-ce son père, cet homme au sourire éternel qui avait guidé ses pas vers ce petit tableau accroché au mur, était-ce le destin, s’étaient-ils confondus tous les deux ce jour-là ? Jonathan ne répondit pas. Il demanda à son tour à Clara ce qui la liait au vieux peintre. Elle sourit, regarda au loin l’horloge au clocher de Big Ben, se leva et arrêta un taxi.

– Nous avons encore beaucoup de travail devant nous, dit-elle.

Jonathan n’insista pas, il lui restait encore deux jours, et si la chance lui souriait, si ce cinquième tableau existait vraiment, alors peut-être même trois à passer en sa compagnie.

Le matin suivant, Jonathan avait rejoint Clara et les camionneurs avaient livré le tableau du jour. Mais pendant qu’ils s’affairaient au déballage, une Austin mini rutilante s’arrêta devant la vitrine. Un jeune homme en descendit et entra dans la galerie, les bras chargés de documents. Clara lui fit un signe et s’éclipsa dans l’arrière-boutique. L’inconnu, silencieux, détaillait Jonathan depuis dix minutes quand Clara réapparut vêtue d’un pantalon de cuir et d’un haut dessiné par un grand couturier. Jonathan était fasciné par la douceur sensuelle qui se dégageait d’elle.

– Nous serons de retour dans deux heures, dit Clara au jeune homme.

Elle prit à la hâte les dossiers qu’il avait posés sur le bureau, se dirigea vers la porte et se retourna vers Jonathan.

– Vous m’accompagnez, dit-elle.

Sur le trottoir, elle se pencha vers lui et murmura :

– Il s’appelle Frank, il travaille dans mon autre galerie. Art contemporain ! ajouta-t-elle en ajustant son bustier.

Jonathan, un peu éberlué, lui ouvrit la portière. Clara entra dans la voiture et se faufila sur le fauteuil opposé en passant au-dessus du levier de vitesse.

– Le volant est de l’autre côté chez nous, dit-elle rieuse en faisant vrombir le moteur de la Cooper.

La galerie de Soho était cinq fois plus grande que celle de Mayfair. Les œuvres qui étaient exposées ne relevaient pas de la compétence de Jonathan, mais il reconnut aux murs trois Basquiat, deux Andy Warhol, un Bacon, un Willem de Kooning et au milieu de bien d’autres œuvres, quelques sculptures modernes, dont deux de Giacometti et de Chillida.

Clara discuta une demi-heure avec un client, elle suggéra à un assistant d’intervertir deux tableaux, vérifia la propreté d’un meuble en passant discrètement le doigt dessus, signa deux chèques qu’une jeune femme aux cheveux rouges soutenus de quelques mèches vertes lui présenta dans un parapheur orange. Elle tapa ensuite un courrier sur un ordinateur qui aurait tout aussi bien pu être une œuvre d’art, puis, satisfaite, proposa à Jonathan de l’accompagner chez un confrère. Elle demanda que l’on prévienne Frank qu’il lui faudrait rester un peu plus longtemps à Mayfair et, juste après avoir salué les quatre personnes qui travaillaient dans sa galerie, ils repartirent dans la petite voiture.

Elle sillonna les rues étroites de Soho d’une conduite énergique et réussit à se faufiler dans la seule place libre sur Greek street. Jonathan l’attendit pendant qu’elle négociait l’acquisition d’une sculpture monumentale auprès d’un marchand. Ils arrivèrent au 10 Albermarle street au début de l’après-midi. Le tableau n’était pas celui qu’il avait espéré découvrir, mais sa beauté compensa la déception de Jonathan.

L’arrivée du photographe marqua la fin d’une intimité éphémère dans laquelle tous deux, sans jamais se l’avouer, se sentaient heureux. Pendant que Jonathan expertisait la toile, Clara s’affaira derrière son bureau à classer des papiers, rédiger des notes. De temps en temps, elle levait les yeux et l’observait ; de temps en temps, il faisait de même, les rares fois où leurs regards se surprenaient l’un l’autre, ils se dérobaient aussitôt, fuyant cette coïncidence.