Выбрать главу

À midi, le fourgon de la Delahaye quitta Albermarle street, escorté par une voiture de police banalisée. Clara était à l’avant de la camionnette, Peter avait pris place auprès du tableau, dans la cabine arrière.

– Les portables ne passent pas ici, dit le convoyeur à Peter qui s’escrimait à utiliser son téléphone. Les parois sont blindées et ignifugées.

– Au prochain feu rouge, je peux descendre deux petites minutes, il faut vraiment que je joigne quelqu’un ?

– Je ne crois pas, monsieur, répondit le chef d’équipe en souriant.

Le convoi s’immobilisa sur la piste, au pied du 747. Peter signa cinq bons de prise en charge. Ces documents faisaient de lui, et ce jusqu’à la vente, le tuteur légal des dernières œuvres de Vladimir. À partir de cette minute, il assumait l’entière responsabilité des tableaux. Clara et lui se dirigèrent vers l’escalier de secours de la passerelle arrimée au fuselage de l’appareil. Peter leva la tête et regarda la salle d’embarquement où les passagers du vol attendaient.

– C’est encore mieux que de voyager avec des enfants en bas âge !

– Nous téléphonerons à Jonathan en arrivant à Boston dit Clara.

– Non, nous l’appellerons de là-haut, reprit Peter en désignant le ciel.

Il escalada les marches.

*

Jonathan avait peu dormi. Quand il sortit de la douche, il entendit les pas d’Anna qui montait dans son atelier. Il enfila un peignoir et descendit dans la cuisine. La sonnerie du téléphone grelotta. Il décrocha le combiné mural et reconnut aussitôt la voix de Peter.

– Mais où es-tu ? demanda Jonathan, je te cherche depuis deux jours !

– C’est vraiment le monde à l’envers ! Je suis à dix mille mètres au-dessus de l’Atlantique.

– Tu es déjà en route pour ton île déserte ?

– Pas encore mon vieux, je t’expliquerai, j’ai une très bonne nouvelle à t’annoncer, mais je te passe d’abord quelqu’un.

Peter tendit le téléphone à Clara. Quand Jonathan entendit sa voix, il serra l’écouteur contre son oreille.

– Jonathan, nous avons la preuve ! Je te raconterai tous les détails dès que nous arriverons, c’est à peine croyable. Nous arrivons à Logan à 17 heures.

– Je vous attendrai à l’aéroport, dit Jonathan que toute fatigue avait soudain abandonné.

– J’aurais aimé te retrouver tout de suite, mais dès notre arrivée, nous serons pris en charge par la sécurité. Nous devons accompagner les tableaux jusqu’à la salle des coffres de Christie’s. J’ai réservé une chambre au Four Seasons, retrouve-moi à l’hôtel, je t’attendrai dans le hall à 20 heures.

– Et je te promets que je t’emmènerai marcher le long des quais sur le vieux port. Le soir, la vue est magnifique, tu verras.

Clara tourna la tête vers le hublot.

– Tu m’as manqué, Jonathan.

Elle rendit le combiné à Peter qui salua son ami et rangea l’appareil sous l’accoudoir de son fauteuil.

Jonathan raccrocha le téléphone au support mural de la cuisine, et Anna reposa celui de son atelier sur son enclave. Elle prit son téléphone portable et s’approcha de la fenêtre pour appeler aussitôt un numéro à Cambridge. Elle sortit de la maison un quart d’heure plus tard.

*

L’hôtesse distribua dans la cabine les formulaires d’immigration.

– Vous ne vouliez pas que Jonathan nous rejoigne dans le fourgon ? demanda Peter.

– J’étais prête à l’attendre dix ans, je vais essayer de résister le temps de passer par ma chambre. Vous avez vu la tête que j’ai !

*

Grâce à l’escorte de police, il leur fallut à peine vingt minutes pour rejoindre la ville. Dès que le dernier tableau fut enfermé dans la salle des coffres, Clara sauta dans un taxi pour gagner son hôtel. Peter en prit un autre pour aller déposer sa valise et récupérer sa vieille Jaguar. À sa demande, Jenkins l’avait fait conduire de l’aéroport par le voiturier de la résidence.

Il appela en chemin le correspondant auquel il avait confié la traduction du cahier de Vladimir. Celui-ci avait passé la nuit et la journée sur le manuscrit. Il venait de lui transmettre par courrier électronique la première partie du texte qu’il avait retranscrite. Pour le reste du document, qui n’était composé que de formules chimiques, il faudrait faire appel à un autre genre d’interprète. Peter le remercia sincèrement. Le taxi arrivait à la résidence. Il traversa le hall en courant, et tant pis pour le regard de son concierge s’il trépignait d’impatience dans la cabine d’ascenseur. Dès qu’il arriva dans son appartement, il alluma son écran d’ordinateur et imprima aussitôt le document.

Peter redescendit dix minutes plus tard, il avait à peine eu le temps de se doucher et d’enfiler une chemise propre. Jenkins l’attendait sur le perron, il déplia son grand parapluie siglé et protégea Peter de la fine pluie qui tombait sur la ville.

– J’ai fait demander votre automobile, déclara M. Jenkins, en fixant l’horizon bouché

– Fâcheux temps, n’est-ce pas ? dit Peter.

Les gros phares ronds du coupé Jaguar XK 140 jaillirent de la bouche du parking. Peter avança vers sa voiture, il s’arrêta à mi-chemin, et retourna sur ses pas et serra Jenkins dans ses bras.

– Au fait, vous êtes marié, Jenkins ?

– Non, monsieur, je suis célibataire, hélas, répondit le concierge.

En route, Peter appela Jonathan et s’approcha du micro fiché dans le pare-soleil pour hurler :

– Je sais parfaitement que tu es là ! Tu n’as pas idée de ce que ton filtrage peut m’agacer. Quoi que tu sois en train de faire, il te reste dix minutes, j’arrive !

*

Le coupé se rangea le long du trottoir, Jonathan grimpa à bord et Peter redémarra aussitôt.

– Je veux que tu me racontes tout, dit Jonathan.

Peter lui fit le récit de son incroyable découverte de la nuit. Vladimir avait appliqué un vernis dont seul le spectre d’une lumière particulière projetée à la verticale de la toile pouvait contrarier les effets. Reproduire les conditions exactes dans lesquelles le phénomène s’observait serait complexe, mais avec l’aide d’ordinateurs ils finiraient par y arriver.

– Le visage ressemblait vraiment à celui de Clara ? demanda Jonathan.

– À ce niveau de précision, crois-moi, c’est bien plus troublant qu’une simple ressemblance !

Et quand Jonathan s’inquiéta de savoir si Peter pensait vraiment pouvoir lui faire partager un jour ce qu’il avait eu le privilège de voir cette nuit-là, son ami le rassura. Les chimistes finiraient bien par décrypter les formules du peintre et, même si cela devrait prendre du temps, la toile retrouverait un jour son état original.

– Crois-tu que c’est ce qu’il aurait voulu ? Radskin avait bien une raison de cacher sa signature.

– Une très bonne raison, affirma Peter. Tiens, voici la transcription de son journal intime, cela va te passionner.

Peter prit les documents sur la banquette arrière et les tendit à son ami. L’interprète avait joint à sa traduction les photocopies des feuillets originaux. Jonathan effleura du doigt l’écriture manuscrite de Vladimir et commença la lecture.

Clara,

Notre vie n’aura guère été facile depuis la mort de ta mère. Je me souviens de cette fuite où tous deux nous traversions à pied les plaines de Russie. Je te portais sur mes épaules, il me suffisait de sentir tes petites mains accrochées dans mes cheveux pour ne jamais abandonner. Je pensais nous sauver en nous conduisant en Angleterre, mais la misère nous attendait patiemment à Londres. Quand dans la rue je dessinais les passants, je t’abandonnais aux nourrices d’un jour. Pour te garder, elles me prenaient le gain des rares esquisses que j’avais réussi à vendre. J’ai bien cru que Sir Edward serait notre sauveur. Me pardonneras-tu un jour cette naïveté qui nous aura séparés l’un de l’autre dès nos premiers jours ici ? En te choyant comme sa propre fille, il gagnait et trahissait à la fois ma confiance. Tu n’avais que trois ans quand il m’a arraché à toi. J’emporte avec moi le parfum d’enfance de ce dernier baiser que tu as posé sur mon front il y a si longtemps. La maladie m’avait gagné et profitant de ma faiblesse, Langton m’a fait transporter dans ce réduit d’où je t’écris. Voilà maintenant six ans que je ne suis plus sorti de cette cellule ; autant de temps sans pouvoir te prendre dans mes bras, voir la lumière qui brille dans tes yeux. Tu portes en eux la vie qui habitait si bien ta mère.