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– Comment est-on amené à s’intéresser aux vies antérieures ? reprit Jonathan.

– En regardant sa montre et en ne se satisfaisant pas de ce qui est écrit dessus.

– Ça, c’est un point de vue que j’essaie désespérément de faire comprendre à mon meilleur ami. D’ailleurs, je n’en porte jamais !

La femme le dévisagea et Jonathan se sentit mal à l’aise.

– Je vous prie de m’excuser, reprit-il, je ne me moquais pas de vous.

– C’est peu fréquent, un homme qui s’excuse. Que faites-vous exactement dans le milieu de la peinture ?

La cendre de la cigarette se courbait dangereusement au-dessus du comptoir. Jonathan fit glisser le cendrier sous l’index jauni de son interlocutrice.

– Je suis expert.

– Alors, votre métier vous fait voyager.

– Beaucoup trop.

La femme aux cheveux argent caressa du doigt le verre de sa montre.

– Le temps voyage aussi. Il change d’un lieu à un autre. Rien que dans notre pays nous avons quatre heures différentes.

– Je n’en peux plus de ces décalages, mon estomac non plus d’ailleurs. Certaines semaines je prends mon petit déjeuner à l’heure du dîner.

– La perception que nous avons du temps est erronée. Le temps est une dimension remplie de particules d’énergie. Chaque espèce, chaque individu, chaque atome traverse cette dimension différemment. Je prouverai peut-être un jour que c’est le temps qui contient l’univers et non le contraire.

Il y avait si longtemps que Jonathan n’avait pas croisé la route de quelqu’un de passionné qu’il se laissa volontiers entraîner par la conversation. La femme continua son propos.

– Nous avons aussi cru que la terre était plate, et que c’était le soleil qui tournait autour de nous. La plupart des hommes se contentent de croire ce qu’ils voient. Un jour nous comprendrons que le temps est en mouvement, qu’il tourne comme la terre et ne cesse de se dilater.

Jonathan restait perplexe. Pour se donner une contenance, il fouilla les poches de son veston. La femme aux cheveux blancs approcha son visage.

– Lorsque nous accepterons de remettre en cause les théories que nous avons inventées, nous comprendrons bien plus de choses sur la durée relative et réelle d’une vie.

– C’est ce que vous enseignez ? demanda Jonathan en reculant légèrement.

– Regardez donc votre tête ! Vous imaginez celles de mes étudiants si je leurs dispensais aujourd’hui le fruit de mes travaux ? Nous avons encore bien trop peur, nous ne sommes pas prêts. Et avec la même ignorance que celle de nos ancêtres, nous qualifions de paranormal ou d’ésotérique tout ce qui nous échappe et dérange notre savoir. Nous sommes une espèce passionnée par la recherche mais qui a peur de découvrir. Nous répondons à nos peurs par nos croyances, un peu comme ces anciens marins qui refusaient l’idée du voyage, convaincus qu’éloignés de leurs certitudes le monde s’achevait en un abîme sans fin.

– Mon métier a aussi ses côtés scientifiques. Le temps altère la peinture et rend bien des choses invisibles à l’œil. Vous n’avez pas idée des merveilles que nous découvrons lorsque nous restaurons une toile.

La femme le saisit soudain par le bras. Elle le fixa gravement. Ses prunelles bleues semblèrent briller tout à coup.

– Monsieur Gardner, vous ne saisissez absolument pas la portée de mon propos. Mais je ne veux pas vous assommer de mots. Je suis intarissable dès que l’on aborde ce sujet.

Jonathan fit un signe au barman pour qu’il la resserve. À l’ombre de ses lourdes paupières, le regard de sa voisine accompagnait le geste du serveur. Elle suivait le mouvement du liquide ambré qui ondulait le long des parois de cristal. Elle agita quelques glaçons qui s’entrechoquèrent dans le verre et l’engloutit d’un trait. Puisque Jonathan semblait l’y inviter, elle poursuivit :

– Nous attendons encore nos nouveaux explorateurs, nos passagers du temps. Il suffira d’une poignée de nouveaux Magellan, Copernic et Galilée. Nous les traiterons d’hérétiques, nous rirons d’eux mais ce sont eux qui ouvriront les routes de l’univers, eux qui rendront visibles nos âmes.

– C’est un propos original pour une scientifique, sciences et spiritualité ne font généralement pas bon ménage.

– Débarrassez-vous de ces lieux communs ! La croyance est une affaire de religion, la spiritualité naît de notre conscience, qui que nous soyons ou pensions être.

– Vous pensez vraiment qu’après la mort nos âmes nous survivent ?

– Ce qui est invisible à l’œil ne cesse pas d’exister pour autant !

Elle avait parlé d’âme, Jonathan pensa à celle d’un vieux peintre russe qui l’habitait depuis un dimanche de pluie où son père l’avait emmené au musée. Dans la grande salle au plafond immense, une peinture de Vladimir Radskin l’avait saisi. L’émotion qu’il avait ressentie avait ouvert en grand les portes de son adolescence et orienté à jamais le cours de sa vie.

La femme le dévisagea, le bleu de ses yeux vira au noir, Jonathan sentit qu’elle le jaugeait. Elle détourna son regard vers son verre.

– Ce qui ne peut pas réfléchir la lumière est transparent, dit-elle d’une voix rauque, cela n’en existe pas moins et nous ne pouvons plus voir la vie lorsqu’elle quitte notre corps.

– Je dois vous confier qu’il m’arrive souvent de ne pas la voir non plus à l’intérieur de certains d’entre nous.

Elle esquissa un sourire et se tut.

– Mais tout meurt un jour ou l’autre, reprit Jonathan un peu gêné.

– Chacun de nous fait et défait son existence à son propre rythme. Nous ne vieillissons pas à cause du temps qui passe, mais en fonction de l’énergie que nous consommons et renouvelons pour partie.

– Vous supposez que nous sommes mus par des sortes de batteries que nous usons et rechargeons ?

– Plus ou moins bien, oui.

Si le badge qu’elle portait ne témoignait de ses qualités scientifiques, Jonathan aurait volontiers décidé qu’il avait affaire à l’une de ces marginales esseulées qui hantent les chaises de bar en quête d’un voisin pour écouter leurs folies. Perplexe, il fit à nouveau signe de la resservir. Elle déclina l’offre d’un mouvement de tête. Le barman reposa la bouteille de bourbon sur le comptoir.

– Vous pensez qu’une âme vit plusieurs fois ? reprit Jonathan en rapprochant son tabouret.

– Certaines, oui.

– Quand j’étais enfant, ma grand-mère me racontait que les étoiles étaient les âmes de ceux qui montaient au ciel.

– La lumière d’une étoile ne met pas un certain temps à nous parvenir, c’est le temps qui l’achemine vers nous. Comprendre ce qu’est réellement le temps, c’est se donner les moyens d’un voyage dans sa dimension. Nos corps sont limités par les forces physiques qui s’opposent à eux, mais nos âmes en sont affranchies.

– Ce serait merveilleux d’imaginer qu’elles ne meurent jamais. Je connais celle d’un peintre…

– Ne soyez pas trop optimiste, la plupart des âmes finissent par s’éteindre. Nous, nous vieillissons, elles, changent de taille, au fur et à mesure qu’elles mémorisent.

– Qu’est-ce qu’elles mémorisent ?

– Le voyage qu’elles parcourent dans l’univers ! La lumière qu’elles absorbent ! Le génome de la vie ! C’est le message qu’elles véhiculent, depuis l’infiniment petit vers l’infiniment grand, que toutes rêvent d’atteindre. Nous vivons sur une planète dont bien peu d’entre nous auront fait le tour au cours de leur vie, et très peu d’âmes réussiront à atteindre le but de leur voyage : parcourir le cercle complet de la création. Les âmes sont des ondes électriques. Elles se composent de milliards de particules, comme tout ce qui fait partie de notre univers. Comme l’étoile de votre grand-mère, l’âme redoute sa propre dispersion, tout pour elle est une question d’énergie. C’est pour cela qu’elle a besoin d’un corps terrestre, elle l’investit, s’y régénère et poursuit son trajet dans la dimension du temps. Quand le corps ne contient plus suffisamment d’énergie, elle l’abandonne et cherche une nouvelle source de vie qui l’accueillera pour continuer son périple.