Выбрать главу

Chantilly est comme une longue rue de Versailles.

Il faut voir cela l’été, par un splendide soleil, en passant à grand bruit sur ce beau pavé qui résonne. Tout est préparé là pour les splendeurs princières et pour la foule privilégiée des chasses et des courses. Rien n’est étrange comme cette grande porte qui s’ouvre sur la pelouse du château et qui semble un arc de triomphe, comme le monument voisin, qui paraît une basilique et qui n’est qu’une curie. Il y a là quelque chose encore de la lutte des Condé contre la branche aînée des Bourbons. – C’est la chasse qui triomphe à défaut de la guerre, et où cette famille trouva encore une gloire après que Clio eut déchiré les pages de la jeunesse guerrière du grand Condé, comme l’exprime le mélancolique tableau qu’il a fait peindre lui-même.

A quoi bon maintenant revoir ce château démeublé qui n’a plus à lui que le cabinet satirique de Watteau et l’ombre tragique du cuisinier Vatel se perçant le cœur dans un fruitier! J’ai mieux aimé entendre les regrets sincères de mon hôtesse touchant ce bon prince de Condé, qui est encore le sujet des conversations locales. Il y a dans ces sortes de villes quelque chose de pareil à ces cercles du purgatoire de Dante immobilisés dans un seul souvenir, et où se refont dans un centre plus étroit les actes de la vie passée.

– Et qu’est devenue votre fille, qui était si blonde et gaie? lui ai-je dit; elle s’est sans doute mariée?

– Mon Dieu oui, et, depuis, elle est morte de la poitrine…

J’ose à peine dire que cela me frappa plus vivement que les souvenirs du prince de Condé. Je l’avais vue toute jeune, et certes je l’aurais aimée, si à cette époque je n’avais eu le cœur occupé d’une autre… Et maintenant voilà que je pense à la ballade allemande la Fille de l’hôtesse, et aux trois compagnons, dont l’un disait: «Oh! si je l’avais connue, comme je l’aurais aimée!» – et le second: «je t’ai connue, et je t’ai tendrement aimée!» – et le troisième: «je ne t’ai pas connue… mais je t’aime et t’aimerai pendant l’éternité!»

Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l’horizon de ces bois baignés de vapeurs grises… J’ai pris la voiture de Senlis, qui suit le cours de la Nonette en passant par Saint-Firmin et par Courteil; nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille chapelle, et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. A gauche est le champ des Raines, où saint Rieul, interrompu par les grenouilles dans une de ses prédications, leur imposa silence, et, quand il eut fini, permit à une seule de se faire entendre à l’avenir. Il y a quelque chose d’oriental dans cette naïve légende et dans cette bonté du saint, qui permet du moins à une grenouille d’exprimer les plaintes des autres.

J’ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges et ses combats. «O pauvre ville! que tu es enviée!» disait Henri IV. – Aujourd’hui, personne n’y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du reste de l’univers. Ils vivent plus à part encore que ceux de Saint-Germain. Cette colline, aux antiques constructions domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts: Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville; dessinent au loin leurs masses ombreuses où pointent çà et là les ruines des abbayes et des châteaux.

En passant devant la porte de Reims, j’ai rencontré une de ces énormes voitures de saltimbanques qui promènent de foire en foire toute une famille artistique, son matériel et son ménage. Il s’était mis à pleuvoir, et l’on m’offrit cordialement un abri. Le local était vaste, chauffé par un poêle, éclairé par huit fenêtres, et six personnes paraissaient y vivre assez commodément. Deux jolies filles s’occupaient de repriser leurs ajustements pailletés, une femme encore belle faisait la cuisine et le chef de la famille donnait des leçons de maintien à un jeune homme de bonne mine qu’il dressait à jouer les amoureux. C’est que ces gens ne se bornaient pas aux exercices d’agilité, et jouaient aussi la comédie. On les invitait souvent dans les châteaux de la province, et ils me montrèrent plusieurs attestations de leurs talents, signées de noms illustres. Une des jeunes filles se mit à déclamer des vers d’une vieille comédie du temps au moins de Montfleury, car le nouveau répertoire leur est défendu. Ils jouent aussi des pièces à l’impromptu sur des canevas à l’italienne, avec une grande facilité d’invention et de répliques. En regardant les deux jeunes filles, l’une vive et brune, l’autre blonde et rieuse, je me mis à penser à Mignon et Philine dans Wilhelm Meister, et voilà un rêve germanique qui me revient entre la perspective des bois et l’antique profil de Senlis. Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d’un domicile parisien? Mais il n’est plus temps d’obéir à ces fantaisies de la verte bohème; et j’ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé.

1854 – 1855