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Le succès de l’opération dépassa les espérances de Gary. Tout le monde ou presque s’y laissa prendre. Seuls quelques proches, à commencer par Jean Seberg et le jeune Diego, ses complices directs, Pierre Michaut l’intermédiaire, Martine Carré la secrétaire, les avocats et Robert Gallimard Jurent au courant de toute l’affaire et gardèrent un silence absolu. De bons lecteurs, anonymes, conservèrent des doutes, preuves de lectures à l’appui. Gary trouva la confirmation que, quoi qu’il écrivit sous son nom, il resterait toujours prisonnier de « la gueule qu’on [lui] avait faite ». Il avait eu raison de vouloir renaître sous la plume d’un pseudo autre.

Néanmoins l’affaire eut des conséquences humaines, en particulier sur sa relation avec son neveu, à la fois fasciné et amusé par l’aventure qui le faisait sortir de l’ombre, rencontrer éditeurs, journalistes, admirateurs, et cependant terrifié à l’idée de ne pas être à la hauteur de son rôle, et malgré tout honteux de son imposture. Avec Pseudo, leur relation, d’abord faite de tendresse, de complicité et, du côté de Paul, d’admiration pour son oncle, dégénéra brutalement. Il était vital pour Gary de conserver l’anonymat. Il proposa donc à Paul Pavlowitch, dès le début de ce livre et toujours moyennant finance, d’être son secrétaire. Une première version de 231 pages manuscrites commencée le 23 novembre 1975 fut achevée le 5 décembre. Elle fut suivie huit jours plus tard d’une deuxième version, logorrhée de 1200 pages qui fut donnée à taper, jour après jour, à Paul Pavlowitch, c’est lui qui le raconte. Elle sera suivie d’une troisième beaucoup plus courte et lisible, aérée par des scènes comiques et de nombreux dialogues, celle que l’on va lire. Prévenu par Gary qu’il lui prêtait une personnalité mentalement dérangée, Paul Pavlowitch ne s’attendait tout de même pas à ce qu’elle fût aussi pathologique. Il ne s’attendait pas non plus à voir son oncle se servir à sa façon de toute leur famille, détourner au profit de ce livre tout ce qu’il savait de lui, tout ce qu’il voyait de ses réactions, pour l’étaler ainsi au regard de tous. Il en fut choqué, ne sachant pas que les écrivains sont des ogres et se nourrissent de tout ce qui passe à leur portée. Pourtant, il le raconte aussi, Jean Seberg, qui habitait toujours à proximité, rue du Bac, lui dit un jour : « Romain est un cannibale ».

Le livre en effet se sert de tout, mais il est d’abord une révolte de Gary qui a inventé un pseudonyme, un mot creux, lui a attribué des œuvres, et pensait s’en tenir là pour renaître, mais qui s’est trouvé pris dans un engrenage qui l’a amené à remplir ce creux par Pavlowitch. Celui-ci s’est incarné en Ajar de façon si crédible qu’il a fait perdre au pseudonyme sa fonction. Le masque vide est devenu un comédien. Gary s’en veut et il en veut à son neveu, créature vivant pour son propre compte : même si elle joue sur canevas, elle improvise. Lui, l’adepte de la commedia dell’arte, aurait dû le savoir. Ainsi le pseudonyme n’est plus qu’un oripeau inutile et absurde. Ajar était une tentative d’effraction, qui a échoué. Et a mené les deux protagonistes jusqu’à des limites psychiques repoussées à coup de tranquillisants, d’amphétamines, d’alcool et de séjours en clinique. Le problème étant que les deux hommes, tenus par le même secret, ne pouvaient plus ni se séparer ni cohabiter, alors même que pendant toute la durée de la rédaction, ils partagèrent le même appartement (Paul dans la partie réservée d’abord à Jean). « Il n’y avait rien à faire, écrit Paul Pavlowitch, dans L’Homme que l’on croyait1, c’était la situation. Il ne pouvait pas me lâcher et je ne pouvais pas le trahir. Ajar était contre nous », et pas seulement entre nous. À leurs difficultés de communication s’ajoutaient des questions financières, le problème des droits d’auteur, celui des impôts, la présence d’avocats pour les régler. Le paroxysme de rancune, de méfiance, de paranoïa même à certains moments, fut tel (on le verra en lisant Vie et mort d’Émile Ajar) que les deux hommes ne se réconcilièrent jamais complètement.

Pseudo

Le titre vient de Gros-Câlin dont le héros, Cousin, explique à deux résistants de l’intérieur, Jean Moulin et Pierre Brossolette, dont les portraits ornent son mur, que la meilleure solution pour passer inaperçu est de « faire malin-malin et pseudo-pseudo ». Proposé au Mercure de France sous cette forme redoublée, il fut finalement simplifié, la répétition étant jugée trop « boulevardière ». Il est né aussi d’une vision du comportement de l’homme moderne en général (et de Cousin en particulier) qui fait semblant 8 heures par jour d’être conforme à l’image d’un statisticien, d’un garçon de bureau, d’une secrétaire, ou d’un écrivain, quand tout cela n’est que comédie et que chacun suit ses rêves, ses cauchemars, sa folie propre. Il évoque pour finir la matrice de l’aventure, le pseudonyme, en abrégé pseudo.

Quant à son contenu, il est, sous une forme éclatée et apparemment incohérente, le récit de l’affaire Ajar dans ce que le public et les divers participants en ont su et telle que Gary et Paul Pavlowitch l’ont vécue, c’est-à-dire dans tous ses détails et tous ses rebondissements. Romain, dans son texte testamentaire, écrit que « tout, à peu de choses près, dans Pseudo, est roman ». En réalité, l’air de rien, tout ou à peu près est là, mais réécrit par Gary qui reste égal à lui-même dans la dérision et la virtuosité, dans la pratique de l’illusionnisme ou de trapèze volant, mais qui se trouve dans un état d’angoisse rare.

Ainsi le choix du Danemark comme lieu de l’action est sans doute vraisemblable, puisque Paul y a effectivement reçu Simone Gallimard puis Yvonne Baby. Mais il est faux, Gary a raison, c’est du roman. Tout le reste, mis à part un autre rendez-vous en Suisse, a eu lieu à Paris. En revanche ce choix correspond à d’autres motivations, profondément garyennes. Le Danemark, comme tous les pays d’Europe, à part l’Angleterre et la Suisse, fut occupé par les nazis pendant la guérir. Son roi, Christian X, refusant de partir en exil demeura parmi son peuple et s’opposa à toute discrimination contre ses compatriotes juifs. Il se réserva même ce que Modiano a appelé « la place de l’étoile » : il menaça de porter lui-même l’étoile jaune si on l’imposait aux Juifs danois, sauvant ainsi l’honneur de l’Europe, Le Danemark, la Suisse, un rêve d’exterritorialité parcourt toute l’œuvre de Gary sous ses deux noms, un endroit où chacun pourrait enfin être à l’abri. Dans la vie de Gary, dans son œuvre et dans l’affaire Ajar qui appartient aux deux, tout est toujours surdéterminé, tout fait signe, tantôt du côté de son imaginaire comme ici, tantôt du côté du réel. Par exemple si Zazie dans le métro est cité de façon bien visible, c’est parce que Raymond Queneau a été soupçonné d’être Ajar. Ou si le narrateur insiste, on se demande pourquoi, sur l’expression « gauloises bleues », c’est parce qu’il s’agit du titre du film réalisé par Michel Cournot soupçonné lui aussi par les médias, les deux allusions voisinant d’ailleurs dans le texte. Et même si ce ne sont que deux détails, on est sans le savoir dans l’affaire Ajar.

Le livre lui-même est indéfinissable, ni roman ni autobiographie, ni confession – Gary écrit : « Je m’y étais fourré tel qu’on m’a inventé » – ni pamphlet ; rien de connu ; sans queue ni tête, il ne commence pas, comme dit la première phrase, et ne mène à rien de précis, la dernière phrase est encore une pirouette de saltimbanque. « Des cris défiant toute concurrence », comme dirait Ajar. Un livre d’angoisse pure et de claustrophobie qui génère des tentatives de fuite toujours renouvelées, toujours inutiles. Sans que le lecteur puisse comprendre de quelle plaie ces chapitres sans suite sont nés. En fait de ce qu’on pourrait appeler le désespoir métaphysique latent de Romain Gary, activé par l’échec d’Ajar en tant que tentative désespérée de fuite de soi.