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— Mon cul n’est pas le roi Nabuchodonosor, lui répondis-je calmement, pour lui montrer que je ne me prenais pas, que j’avais le sens des proportions, et en général, pour m’accrocher à quelque chose de solide et mettre une note d’espoir.

— Ne vous cachez pas sous le cynisme, idéaliste Ajar…

Mais le grand inquisiteur commençait à s’effacer, car il comprenait que j’étais devenu intraitable.

— Je crois que vous n’aurez plus jamais de moi, ami, dit le docteur Christianssen d’une voix déjà lointaine et ce fut non sans tristesse, car je l’aimais bien et lui devais une fière chandelle.

— Adieu, guéri Ajar. Simulez bien. C’est la loi du genre.

— Adieu, ami Christianssen. Mais je vais prendre un risque et vous indiquer quand même les limites de ma guérison. Ici demeure et demeurera toujours pour moi la caricature déchue d’un ailleurs. Grâce à vos excellents soins, si persuasifs, mais aussi parce que j’ai une femme que j’aime plus que le reste du monde, j’accepte néanmoins vos conditions, j’accepte notre état. Oui, je, soussigné Paul Pavlowitch accepte par la présente d’être une caricature d’Émile Ajar, une caricature d’homme dans une caricature de vie dans une caricature de monde : je choisis la fraternité, même à ce prix. Oh, je sais, je sais, à qui le dites-vous : je serai accusé de lâcheté, de capitulation par ceux qui luttent pour sortir du toc et de la caricature, mais je n’y peux rien, je vous l’ai déjà expliqué : je suis incapable d’un choix de victimes. J’accepte donc de me caricaturer et de m’autodafer et je n’irai plus jamais brûler les chefs-d’œuvre dans les musées au nom de la vie, pour qu’elle prenne corps…

Le lendemain matin, alors que j’étais accroché au téléphone pour savoir où en était la vente des droits cinématographiques, Tonton a grimpé les six étages sans ascenseur et vint frapper à ma porte. Il était plus soufflé qu’essoufflé.

— Je ne comprends pas, dit-il. C’est encore toi, sans doute ?

Il me tendit un carton gravé. Riki et ses sœurs l’invitaient à venir présider les Assises mondiales de la prostitution qui se tenaient à Paris le soir même. J’avais reçu une invitation, moi aussi, mais j’avais dû faire des pieds et des mains et faire jouer mon prix Goncourt refusé pour l’avoir.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Eh bien, Tonton, tu es un monument officiel, décoré, respecté, les putes ont besoin de ton soutien moral. On y va ?

— Pas question. Merde, j’ai même refusé d’être à l’Académie française. J’ai assez d’honneurs.

— Allez, vieux. On va y aller ensemble, pour faire la paix.

J’ai ajouté, mine de rien :

— C’est une bonne publicité.

Il me jeta un coup d’œil soupçonneux :

— Pour qui ?

— Pour les putes, quoi.

— Je n’irai pas.

— On dira que tu es un sale bourgeois.

— J’irai, dit-il tout de suite.

Nous y sommes allés. On n’a pas voulu nous laisser entrer. Il y avait un barrage de vraies putes à l’entrée.

— Ici, c’est pour les putes du cul, nous dirent-elles. Pour la tête, c’est partout, mais c’est pas ici.

J’avais prévu le coup. Je leur ai dit que c’était moi, celui qui avait refusé le prix Goncourt. Quand elles ont vu que j’étais sincère, elles nous ont laissés entrer.

On a eu beaucoup de mal pour arriver jusqu’à la tribune : les Nations unies étaient représentées, ça faisait du monde. Ulla n’était pas là. C’était Riki qui présidait. Nous nous sommes approchés d’elle. Nous lui avons serré la main et elle a accepté sans fausse honte. J’ai demandé à lui laver les pieds, mais elle m’a dit que je me prenais, et que je n’étais pas le pape.

Il y avait longtemps que je n’avais vu Tonton Macoute aussi heureux. C’était comme s’il était enfin tiré de son bloc de glace à la Bacon, la gueule ouverte sur un cri de silence.

Nous avons posé pour les photographes. Avant de partir, j’ai demandé à une pute qui nous accompagnait à la porte :

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ?

— Continuez à écrire, dit-elle.

Ceci est mon dernier livre.

Paris, le 27 janvier 1976.

POSTFACE

>La rédaction de Pseudo, dans toutes ses étapes, le torrent verbal ininterrompu et sans suite où se précipita d’abord, et se libéra, tout son mal, puis sa transformation en œuvre, d’allure incohérente mais en réalité maîtrisée et écrite, est peut-être à lire comme une automédication spontanée. Sur le plan de l’œuvre en tout cas, elle l’apaisa.

Les deux grands romans qui suivirent, L’Angoisse du roi Salomon, signé Ajar, publié en 1919 et Les Cerfs-Volants, signé Gary, en 1980, sonnent moins désespérés et le dernier, chose surprenante, finit bien, sans aucune ambiguïté. Certes on y retrouve le monde tel qu’il va, avec ses séquelles de la guerre de 40, la condition humaine de toujours et, comme disait Momo, ses « lois de Nuremberg », avec aussi son sens du gag, ses éclats de rire et son humour. À nouveau ces livres laissent passer des signes d’optimisme, l’espoir que l’humanité finira par naître, puisque déjà quelques-uns « témoignent d’excellence », comme le dit Saint-John Perse.

Romain Gary, lui, se suicida d’une balle dans la tête le 2 décembre 1980.

L’affaire Ajar n’était pas tout à fait finie. Quelques mois auparavant Gary avait écrit un court texte limpide, une confession faite devant la postérité qui n’est pas sans quelques petites résonances picaresques : Vie et mort d’Émile Ajar. Il le confia deux jours avant sa mort à Robert Gallimard et à son avocat qui devaient, en accord avec son fils Diego, décider de la date où ils le rendraient public. Mais Paul Pavlowitch les devança en publiant sa version des faits, très détaillée, dans un livre qui sortit le 1er juillet 1981, L’Homme que l’on croyait, et il vint la dire dans l’émission littéraire très en vogue à l’époque du journaliste Bernard Pivot, « Apostrophes », le 3 juillet.

Vie et mort d’Émile Ajar parut en prépublication dans L’Express du 10 juillet 1981.