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Dans un tel contexte psychologique, la venue au monde, la courte vie et la mort d’Émile Ajar sont peut-être plus faciles à expliquer que je ne l’ai d’abord pensé moi-même.

C’était une nouvelle naissance. Je recommençais. Tout m’était donné encore une fois. J’avais l’illusion parfaite d’une nouvelle création de moi-même, par moi-même.

Et ce rêve de roman total, personnage et auteur, dont j’ai si longuement parlé dans mon essai Pour Sganarelle, était enfin à ma portée. Comme je publiais simultanément d’autres romans sous le nom de Romain Gary, le dédoublement était parfait. Je faisais mentir le titre de mon Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Je triomphais de ma vieille horreur des limites et du « une fois pour toutes. »

Ceux que la chose intéressera encore maintenant que tout est fini, depuis longtemps, retrouveront aisément dans la presse de l’époque la curiosité, l’enthousiasme, le bruit et la fureur qui entourèrent le nom d’Émile Ajar à la sortie de La Vie devant soi. Et moi, revenu en quelque sorte une nouvelle fois sur terre, inconnu, inaperçu, j’assistais en spectateur à ma deuxième vie. J’avais d’abord intitulé mon deuxième « Ajar » La Tendresse des pierres, ayant complètement oublié que j’avais utilisé ce titre, dans le texte même d’Adieu Gary Cooper. Ce fut Annie Pavlowitch qui me le signala. Je crus tout perdu. Ce fut pour brouiller les pistes que j’ai délibérément évoqué cet oubli, en le transposant, dans Pseudo.

Il m’apparut alors qu’il ne me restait qu’un pas de plus à faire pour parvenir à ce « roman total » que j’avais évoqué dans les quelque 450 pages de Pour Sganarelle, et, poussant la fiction encore plus loin, donner vie à ce picaro, à la fois personnage et auteur, tel que je l’avais décrit dans mon essai. Il me semblait aussi que si Émile Ajar se laissait entrevoir brièvement, en chair et en os, avant de s’évanouir à nouveau dans le mystère, je relancerais le mythe, en écartant définitivement tout soupçon de « grand écrivain tapi dans l’ombre » que la presse s’ingéniait à chercher, et pourrais continuer mon œuvre « Ajar » en toute tranquillité, en riant sous cape. Je demandai donc à Paul Pavlowitch, qui avait la « gueule » qu’il fallait, d’assumer brièvement le personnage, avant de disparaître, en donnant une biographie fictive et en gardant le plus strict incognito. Il lui appartient, si un jour l’envie l’en prend, d’expliquer pourquoi, dans l’interview qu’il avait accordée au Monde, à Copenhague, il avait donné sa véritable biographie, et pourquoi, malgré mon opposition, il avait fourni sa photo à la presse. Dès lors, le personnage mythologique auquel je tenais tant cessait d’exister pour devenir Paul Pavlowitch. Son identification fut facile – et notre lien de parenté révélé. Je me défendis comme un beau diable, multipliai les démentis, jouai à fond le droit que j’avais de conserver son anonymat et réussis à convaincre tout ce monde d’autant plus facilement qu’on m’avait assez vu et on avait besoin de « nouveauté ». Pour mieux me protéger, j’inventai dans Pseudo un Paul Pavlowitch « autobiographique » et réussis ainsi à écrire ce roman de l’angoisse dont je rêvais depuis l’âge de vingt ans et Le Vin des morts. Mais je savais qu’Émile Ajar était condamné. J’avais déjà écrit soixante-dix pages de L’Angoisse du roi Salomon, mais les mis de côté, pour ne reprendre le roman que deux ans plus tard, poussé par un besoin de création plus fort que tous les découragements.

Pourquoi, se demandera-t-on peut-être, me suis-je laissé tenter de tarir la source qui continuait encore à charrier en moi des idées et des thèmes ? Mais parbleu ! parce que je m’étais dépossédé. Il y avait à présent quelqu’un d’autre qui vivait le fantasme à ma place. En se matérialisant, Ajar avait mis fin à mon existence mythologique. Juste retour des choses : le rêve était à présent à mes dépens…

Paul Pavlowitch collait au personnage. Son physique très « Ajar », son astuce, son tempérament, réussirent, malgré les évidences, à détourner l’attention de moi et à convaincre.

En vérité, je ne crois pas qu’un « dédoublement » soit possible. Trop profondes sont les racines des œuvres, et leurs ramifications, lorsqu’elles paraissent variées, très différentes les unes des autres, ne sauraient résister à un véritable examen et à ce qu’on appelait autrefois « l’analyse des textes. » Ainsi, en préparant un recueil de mes piécettes littéraires, je tombai sur le récit suivant publié dans France-Soir, en avril 1971 :

Parlant de l’âge… Mon ami don Miguel de Montoya vit à l’ombre de l’Alcazar de Tolède, dans une de ces ruelles étroites où avait retenti jadis le pas du Greco. Don Miguel a 96 ans. Depuis trois quarts de siècle. Il sculpte des jeux d’échecs et ces statuettes de Don Quichotte qui sont la tour Eiffel de la pacotille touristique espagnole.

J’affirme solennellement devant Dieu et devant les hommes que don Miguel est le personnage le plus solidement optimiste que j’aie jamais rencontré... À 96 ans, tous les mois, il va consulter une voyante célèbre pour se faire lire son avenir dans une boule de cristal… J’ai parlé à la bonne femme après une de ces séances. Elle était au bord des larmes.

— Que voulez-vous que je lui prédise, à son âge ? Un nouvel amour ? De l’argent ? Bonheur et prospérité ?

— Pourquoi ne lui dites-vous pas la vérité, madame ? Pourquoi ne lui dites-vous pas que vous ne voyez rien ?

Dimanche dernier, je suis allé à Tolède chez don Miguel, qui ressemble à un de ces don Quichotte dont il a sculpté plus de cent cinquante mille fois le visage au cours de sa vie… Il venait de consulter sa voyante. Ses enfants et ses arrière-petits-enfants paraissaient catastrophés, mais don Miguel, assis sur une valise de cuir vert toute neuve qu’il venait d’acheter était ravi.

— Il paraît que je vais faire un grand voyage, m’expliqua-t-il…

C’était exactement le chapitre XV, où monsieur Salomon va consulter une voyante !

Je commençais d’ailleurs à être sérieusement épluché. Car il n’y a pas que la critique parisienne, laquelle a autre chose à faire qu’étudier sérieusement les textes : il y a aussi tous ceux qui ont le temps de lire et qui ne se bornent pas à patiner à la surface de l’actualité.

Un jour, je reçus une jeune et belle journaliste de Match, Laure Boulay. Il s’agissait de quelques photos et d’une interview, à propos de Clair de femme. Une fois l’entretien terminé, cette jeune et apparemment timide personne me démontra, en deux coups de cuiller à pot, que Romain Gary et Émile Ajar étaient une seule et même personne. Son analyse de textes fut aussi brève qu’implacable, à commencer par le refrain « Je m’attache très facilement » qu’elle avait repéré aussi bien dans Gros-Câlin que dans La Promesse de l’aube.