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Et de continuer, tout tranquillement :

— La phrase de Madame Rosa, tant de fois citée par la critique : « Il n’est pas nécessaire d’avoir une raison pour avoir peur », vous l’avez déjà employée dans La Tête coupable, où Mathieu dit : « Et depuis quand un homme a-t-il besoin d’une raison pour avoir peur ? »

… Je me rappelai, du coup, que cette maudite phrase était prononcée aussi par le personnage joué par Jean-Pierre Kalfon, dans mon film Les Oiseaux vont mourir au Pérou.

Je ne bronchai pas. J’avais un système de défense tout prêt. Je l’avais déjà employé pour parer à la démonstration d’une jeune professeur de français, Geneviève Balmès, fille d’une amie de jeunesse, qui m’avait fait remarquer que les rapports de Momo avec Madame Rosa dans La Vie devant soi, ceux du jeune Luc Mathieu avec le malheureux Théo Vanderputte, dans Le Grand Vestiaire et les miens avec ma mère, dans La Promesse de l’aube, étaient exactement les mêmes et avait passé le déjeuner auquel je l’avais conviée à relever les similitudes de thèmes et les détails des deux œuvres, jusqu’au moindre tic de langage.

Je jouai la vanité d’auteur, toujours très convaincante.

— Évidemment, dis-je. Personne ne s’est aperçu à quel point Ajar est influencé par moi. Dans les cas que vous citez si justement, on peut même parler de véritable plagiat. Mais enfin, c’est un jeune auteur, je n’ai pas l’intention de protester. D’une manière générale, l’influence qu’exerce mon œuvre sur les jeunes écrivains n’est pas assez soulignée. Je suis heureux que vous vous en rendiez compte…

Les beaux yeux de Laure Boulay me dévisageaient attentivement. J’espère qu’au moment où paraîtront ces pages, elle aura réalisé son rêve : être grand reporter. Pendant toute la durée de notre entretien, j’en fus éperdument amoureux. Je m’attache très facilement.

Je ne crois pas qu’elle fut dupe. Je crois que, par gentillesse, elle m’a épargné…

Cela commençait à pleuvoir de tous les côtés. Un professeur de français à la retraite, M. Gordier, me faisait remarquer que le fétiche de Momo, « le parapluie Arthur », était déjà celui de la petite Josette, dans Le Grand Vestiaire… Et que tout Ajar était déjà contenu dans La Danse de Gengis Cohn, jusqu’au « trou juif », qui y tient la même place que dans La Vie devant soi… Et que, dans ce roman, le passage où Momo donne son chien à une dame riche pour que l’animal ait une vie plus heureuse que lui-même, est une « récidive » exacte des pages, dans Le Grand Vestiaire, où Luc donne son chien à un GI américain pour que ce dernier l’emmène avec lui au pays de Cocagne…

Je répondis une fois de plus qu’il ne fallait pas trop en vouloir à un jeune auteur…

— Comprenez bien, monsieur, il est normal qu’un écrivain de ma stature influence les jeunes…

Je pourrais citer bien d’autres passages où l’identification n’aurait échappé à aucun vrai professionnel. Jusqu’au python Gros-Câlin qui figure sous le nom de Pete l’Étrangleur dans mon récit autobiographique Chien Blanc… Je m’étais lié avec lui à Los Angeles. Il suffisait de lire…

Je ne veux pas me livrer ici à une exégèse de mon œuvre : des jours et des jours après ma mort, j’ai d’autres chats à fouetter. Je veux simplement dire ce que mon fils Diego avait compris dès l’âge de treize ans à la lecture de La Vie devant soi : Momo et Madame Rosa, c’était lui et sa vieille gouvernante espagnole, Eugenia Munoz Lacasta qui l’entourait d’une telle affection. Atteinte d’une phlébite qui déformait ses jambes, elle ne cessait de grimper l’escalier qui mène de l’appartement de mon fils au mien. Comme Madame Rosa, « elle aurait mérité un ascenseur ».

Aussi différents que puissent paraître en apparence Les Racines du ciel et Gros-Câlin, les deux livres sont un seul et même cri de solitude. « Les hommes ont besoin d’amitié », dit Morel et si Cousin finit par s’identifier avec cette créature déshéritée qu’est le python, c’est qu’aussi bien dans Les Racines du ciel que dans Gros-Câlin, la question de la « protection de la nature » se pose avant tout en termes de fraternité humaine, afin qu’il n’y ait pas de méprisés et d’humiliés…

Il me reste à parler de mon « deuxième Goncourt », celui qui échut à La Vie devant soi. Au moment de la parution de Gros-Câlin, le livre était en tête comme favori au prix Théophraste-Renaudot. Craignant l’effet de la publicité sur mon anonymat, je me désistai par une lettre censée provenir du Brésil, que j’ai fait porter au jury et au Mercure de France. Je l’ai regretté aussitôt. J’avais coupé les ailes à mon livre. Mon Gros-Câlin, qui avait un tel besoin d’amitié, je l’avais refoulé dans la solitude. L’année suivante, lorsqu’il fut question du Goncourt, ma parenté avec « Ajar » était déjà connue et, si je recommençais la manœuvre, personne n’aurait douté des raisons : c’est que j’avais déjà obtenu le Goncourt pour Les Racines du ciel. Mais la raison décisive pour laquelle je n’ai pas bougé peut se résumer ainsi : et puis, merde !

Ce fut sur l’intervention impérative de Me Gisèle Halimi que je priai Paul Pavlowitch de « refuser » le prix.

Je dois à mes proches beaucoup de reconnaissance. Car ils furent nombreux, ceux qui connaissaient le secret et l’ont gardé jusqu’au bout. Martine Carré, d’abord, qui fut ma secrétaire, à qui j’ai dicté tous les Ajar, ou qui les avait recopiés d’après mes manuscrits. Pierre Michaut, bien sûr, et son fils Philippe. Mes amis d’adolescence, René, Roger et Sylvia Agid. Jean Seberg, mon ex-femme et son mari Denis Berry. Ceux qui ont observé, bien sûr, le secret professionnel et recueilli les manuscrits et les documents légaux : Me Charles-André Junod, à Genève, Mes Sydney Davis et Robert Lantz, à New York, Me Arrighi, dont ce fut un des derniers dossiers, et son jeune collaborateur, Me Repiqué. Mon fils Diego qui, malgré son jeune âge, se contenta de me cligner de l’œil quand, à un programme de télévision, un critique de Lire, après avoir rageusement démoli l’œuvre de Romain Gary que défendait Geneviève Dormann, s’était exclamé : « Ah ! Ajar, c’est quand même un autre talent ! »

Il y eut des moments comiques. Notamment, lorsque Paul Pavlowitch exigea de moi les manuscrits, pour ne pas être à ma merci, et moi, lorsque je ne lui donnai que les premiers brouillons, et encore après les avoir photocopiés, pour ne pas être à la sienne. La scène où Jean Seberg emballait lesdits manuscrits que je portais au coffre au fur et à mesure, était digne de Courteline.

Et les échos qui me parvenaient des dîners dans le monde où l’on plaignait ce pauvre Romain Gary qui devait se sentir un peu triste, un peu jaloux de la montée météorique de son cousin Émile Ajar au firmament littéraire, alors que lui-même avait avoué son déclin dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable…

Je me suis bien amusé. Au revoir et merci.

Romain Gary

21 mars 1979

Aux Éditions Gallimard