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Il accentua sa pression. L’oiseau qui restait immobile entre ses doigts commença de remuer. Laurent pressa un peu plus fort.

On eût dit que le verdier était tout en plumes. Laurent n’arrivait pas à trouver un volume dense et solide. Il serra encore. Comprimé dans cet étau, l’oiseau était minuscule.

Il devint une petite boule chaude, encore élastique, à l’intérieur de laquelle tressautait quelque chose de ténu qui était la vie. L’oiseau essayait de respirer. Ses flancs légers avaient une puissance surprenante. Il semblait à Laurent que l’animal était plus fort que lui car la boule se dilatait.

— Regarde ! Regarde ! Mais regarde donc ! Tu vois bien que ça meurt un oiseau !

Elle regardait mais paraissait ne plus voir. Son horreur confinait à l’extase. Elle était devenue insensible.

Soudain, il se produisit un relâchement dans la main crispée de Laurent. La boule se ratatina. Ce ne fut plus rien qu’un peu de chair morte enrobée de plumes.

Il ouvrit la main et la tint à plat devant les yeux de Lucienne. Le verdier mort gisait sur la paume de Laurent dans une étrange attitude. Il rappela à Haller l’homme étendu sur le brancard du hangar. Il avait une patte allongée, une autre recroquevillée sous lui. Ses ailes semblaient s’être incrustées dans son corps.

Sa petite tête surtout prouvait qu’il était mort, à la manière dont elle était rejetée en arrière. Il avait ses minuscules paupières baissées, mais une parcelle de regard filtrait sous l’une d’elles.

Comme l’Autre…

Laurent se sentit vidé.

— Touche ! dit-il à Lucienne, et tu comprendras qu’il est mort…

« Alors, puisqu’il est mort, c’est que ça n’était pas LUI, n’est-ce pas ? »

Elle ne changea pas d’attitude. Son regard s’était légèrement déplacé ; maintenant elle fixait le sabre de verre suspendu au-dessus de la porte et sur la poignée duquel l’oiseau s’était posé naguère.

Laurent ne pouvait plus supporter le poids de ce léger cadavre.

Il alla à la cuisine et le jeta dans le vide-ordures.

CHAPITRE IX

Il lui sembla qu’il sortait d’un rêve. Il se lava les mains longuement, avec une application de chirurgien. Il était flasque et étourdi comme tout assassin après son crime.

Il retourna enfin dans la chambre et s’aperçut que Lucienne avait fermé les yeux. Elle respirait menu. Il l’appela doucement.

— Lucienne, mon amour…

Mais elle n’eut pas un frémissement. Laurent regarda la chambre avec effarement. Il ne la reconnaissait plus. Que voulait dire cette boîte à musique par terre ? Et cette guitare sur le lit ? Que signifiait ce peigne fiché entre les éléments d’un radiateur de chauffage central ?

Il ouvrit la fenêtre.

— Tu veux de l’air, mon amour ? Tiens, respire… Nous sommes nous deux maintenant, plus que nous deux et il fait soleil !

Elle restait insensible.

Le soleil entrait à flots dans la chambre. Il s’étalait majestueusement sur le lit de la blessée. Les mains cireuses de Lucienne semblaient comme éclairées de l’intérieur par cette lumière impétueuse.

— Regarde, Lucienne. Voilà ta guitare. Tu sais : ta guitare ?….

Il prit l’instrument, le serra contre son cœur comme s’il eût été Lucienne elle-même. Il gratta les cordes, étouffa contre sa chemise les notes qui s’en échappaient.

— Ta guitare, Lucienne. Tes chansons…

Elle ne bougeait pas.

Il toucha le visage de la jeune femme. Il était tiède. Sa poitrine se soulevait et se creusait plus régulièrement.

— Oui, marmonna-t-il, tu as raison, repose-toi.

Il passa dans le living pour rebrancher le téléphone. Mais il ne l’utilisa pas tout de suite. Auparavant il mit un disque de Lucienne. Quand l’air retentit, il ferma les yeux.

Bon : rien ne s’était passé. Tout était comme avant, comme autrefois. Ils vivaient une belle matinée de juin. Lucienne paressait au lit, cherchant une rime peut-être ? Il y avait du soleil dehors et dedans il faisait frais.

On entendait bourdonner de lourds frelons et crier des oiseaux…

Des oiseaux !

Il rouvrit les yeux. Le charme était rompu.

Il souleva le bras de l’appareil et décrocha le téléphone.

— Je voudrais l’Hôtel de la Gare.

On le lui passa immédiatement parce qu’à la poste, on devait guetter sa ligne…

— Madame Wolf, je vous prie…

— Elle est à la terrasse, on vous l’appelle !

Dans l’appareil, il percevait des pétarades de scooters ; et un bruit de cuisine de restaurant à l’approche de midi.

— Allô, c’est toi !

— Oui.

« Enfin ! Cette attente ici est insupportable. J’ai l’impression de perdre la raison. »

— Moi aussi, dit Laurent.

— Comment va-t-elle ?

— Je ne sais pas…

— Comment, tu ne sais pas ?

— Elle ne bouge plus, ne parle plus, n’ouvre même plus les yeux. Et pourtant elle respire presque normalement…

Elle attendit, devinant ce qu’il allait dire, ne voulant pas, par orgueil, le provoquer.

— Viens ! laissa-t-il enfin tomber.

Et il raccrocha.

*

Voilà, il avait renoncé. Il était vaincu, soumis.

Ce qu’il avait tant espéré ne se produirait plus. Il jeta, depuis le living, un bref regard à sa femme. Lucienne n’avait pas rouvert les yeux.

Que peut-on faire, en pareil cas ? Tenir la main du mourant ? Lui parler ?

Il avait la certitude que si la jeune femme comprenait encore, elle ne souhaitait rien de cela. Ils étaient l’un et l’autre sur des rivages différents. Séparés, non seulement par la métamorphose qu’elle subissait, mais surtout par l’assassinat de cet oiseau.

L’oiseau ?

Il retourna à la cuisine, attiré par une curiosité malsaine. Il avait besoin de regarder le petit cadavre.

Le verdier gisait dans le vide-ordures, sur un tas d’épluchures malodorantes. Sa tête était désarticulée et ses plumes retroussées. L’une de ses paupières s’était complètement soulevée et son petit œil vitreux semblait regarder des choses, par-delà les choses…

Laurent le contempla un instant, le pied gauche appuyé sur la pédale d’ouverture de la boîte émaillée. Il regrettait.

Ce qui s’était déroulé, le matin, dans la chambre de Lucienne, appartenait à un autre univers. Et lui s’était mêlé à cette histoire avec ses grosses réactions d’homme.

Et, comme un homme, ce qu’il ne pouvait comprendre ou tolérer, il l’avait brisé.

Il prit l’oiseau. Le cadavre était déjà froid et roide.

Il avait toujours une patte allongée et une autre repliée, dans une attitude de pédaleur.

Laurent retira son pied, le couvercle du vide-ordures se rabattit avec un bruit sonore.

Tuer quelqu’un ou une illusion, un homme ou un oiseau, où est donc la différence ?

La petite femelle qui préparait son nid, quelque part dans le jardin, avec son ventre plein d’œufs, devait attendre cette petite chose duveteuse qui, déjà, inspirait de la répulsion.

Laurent retourna dans la chambre, tenant l’oiseau à bout de bras, par la plus grosse plume de son aile.

— Regarde, Lucienne, voici l’oiseau…

Elle ne remua pas. Il lui caressa la joue avec le plumage du verdier, espérant que ce léger contact parviendrait à la tirer de son inconscience. Mais elle ne le ressentit même pas.