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Une des paupières était soulevée, découvrant un mince regard blanchâtre d’aveugle. Sa bouche tordue par un rictus d’agonie était pleine de terre. Laurent fit un effort pour imaginer ses lèvres terreuses sur le corps de Lucienne. Il existait une dissociation complète entre le passé et le présent.

Laurent s’ébroua pour chasser cette philosophie fumeuse et banale qui suintait comme un résidu de son intelligence.

Il croisa le regard réprobateur du gendarme.

— Merci, murmura-t-il.

L’autre n’attendait qu’un signe pour fuir cette nécropole.

Il rabattit la toile sur la face accidentée jusqu’au ridicule de Daurant.

— Venez…

Il éteignit. La rude clé tourna dans la serrure avec un bruit rural.

— Vous pouvez me redéposer chez moi ?

— Naturellement !

Laurent s’aperçut que le gendarme dégageait une odeur forte et militaire. Une odeur de gros drap humide et de sueur.

— Je dois vous sembler…

— Non, coupa le brigadier.

Il y eut un silence. La petite ville se diluait dans un silence ouaté. Aux carrefours, les lampadaires répandaient un éclairage livide qui donnait aux rues un aspect froidement géométrique d’allée de cimetière.

— Il y a longtemps que vous êtes marié ? questionna le brigadier.

Laurent réfléchit.

— Il me semble qu’il n’y a que quelques heures, murmura-t-il. Le reste, c’étaient des fiançailles.

CHAPITRE VI

Il était presque minuit lorsqu’il atteignit Villennes. Il s’était arrêté plusieurs fois en cours de route pour boire de l’alcool dans des bistrots de village dont les lumières l’attiraient. La tête lui tournait un peu. Cependant il n’était pas ivre.

Au détour du chemin, il vit sa belle maison blanche largement illuminée comme pour une réception. L’Alfa-Roméo de Jo Bardin était stationnée devant la barrière. Laurent n’était pas pressé de rentrer chez lui. Il traversait une sorte de durée imprécise, plutôt reposante. Le temps mort d’un trajet est la meilleure des relaxations.

Il descendit de voiture et s’étira. Ici, la nuit avait une douceur miraculeuse. Les étoiles ne ressemblaient pas à celles qu’il avait aperçues à travers le pare-brise de l’auto. Le jardin abritait un mystère infini éclairé par la lune. Il y avait des frissons dans les arbres, et d’autres bruissements, plus inquiétants encore. On eût dit que d’invisibles présences hantaient les pommiers convulsés.

Il remonta doucement l’allée qui serpentait à travers la pelouse.

Lucienne était peut-être morte ?

Cette idée lui vint au moment où il mit la main sur la poignée de la porte. Il se figea pour essayer de deviner ou d’entendre.

Non, elle vivait. Elle vivrait…

Il entra. Le hall était carré et dallé en noir et blanc. Un immense philodendron drapait un mur, formant une sorte de tonnelle au-dessus de la porte du living. Laurent vit Bardin, dans un incroyable complet bleu vif scintillant, vautré sur un divan. Martine se tenait assise en face de l’imprésario. Comment la jeune femme s’était-elle présentée ?

Il s’avança vers le couple, les mâchoires crochetées par l’anxiété.

Du regard il interrogea Martine. Elle comprit la question muette et murmura :

— C’est toujours pareil. Les infirmiers viennent de partir. Nous devons faire appel tout de suite à son médecin pour les calmants. Il n’y a rien d’autre à faire.

Bardin se dressa et crut devoir administrer une bourrade affectueuse à Haller.

— Mon pauvre vieux, c’est épouvantable. Je disais à madame que vous devriez appeler le professeur Duroc : on ne sait jamais…

— Oui, balbutia Laurent, on ne sait jamais…

— Je lui téléphone ? Je le connais : il chasse avec mon beau-frère et…

Un phénomène se produisait. Depuis qu’il était de retour chez lui, Laurent cessait par instants de percevoir les bruits ; un peu comme s’il y avait eu un mauvais contact dans son système auditif. Il voyait parler Bardin et il trouvait cela comique. Ça lui rappelait des danseurs vus à travers une vitre ; on n’entend pas la musique et leurs pas savants paraissent ridicules.

Bardin se dirigeait vers l’appareil téléphonique posé près du pick-up ouvert. Il composait un numéro…

— Vous venez la voir ? demanda Martine.

À cause du vouvoiement inhabituel, il ne réalisa pas tout de suite que c’était à lui qu’elle s’adressait.

— Dites, Laurent !

Ses yeux continuaient de le tutoyer. Il acquiesça et la suivit dans la chambre qui était contiguë.

Lucienne était allongée dans le lit. Il fut choqué par quelque chose d’indéfinissable qu’il mit un temps à comprendre : on avait déposé sa femme du mauvais côté, c’est-à-dire à la place qu’il occupait d’ordinaire dans le lit conjugal.

Elle avait les yeux fermés et respirait vite. Il se pencha, hasarda la main vers ce front bombé dont il connaissait si parfaitement le volume harmonieux.

Lucienne ouvrit les yeux. Elle le vit et le regarda faiblement.

Il ne sut que lui dire. Il ne la reconnaissait plus. C’était une autre Lucienne. Pas à cause de l’accident, mais à cause de l’homme cassé qui gisait à cette heure dans un vieux hangar. Il avait vécu quatorze mois en compagnie d’une femme qui n’était plus celle qu’il avait épousée…

— Tu as mal ? demanda-t-il pourtant.

Elle fit un effort et articula faiblement un « non » pareil à un soupir.

Puis elle referma les yeux. Elle n’avait pas envie de le voir. Il en ressentit un immense chagrin. Un vrai chagrin avec de vraies larmes. Et il pleura sans retenue, au pied de leur lit.

— Venez, dit timidement Martine.

Les femmes ont le sens de la duperie. Lui se sentait incapable de vouvoyer Martine.

Il la suivit dans le living.

— On laisse la lumière ? demanda-t-il.

— Il vaut mieux, je pense…

Il s’aperçut qu’elle avait enveloppé l’abat-jour d’une lampe de chevet dans un linge de toilette pour en étouffer la lumière.

Bardin était triomphant. Son coup de fil l’avait remis dans sa peau d’homme d’affaires. Pour lui, le téléphone était un complément naturel. L’index de sa main droite s’était affilé à force de plonger dans les trous des cadrans.

— Duroc arrive ! annonça-t-il. Ces médecins de province sont insensés !

« Faire voyager une blessée dans cet état ! Je vous demande un peu ! C’est de l’assassinat ! Ils ont donc si peur que ça qu’on meure chez eux ! »

Il se tut, dérouté par l’énormité qu’il venait de proférer. Mais Bardin se moquait des gaffes : des siennes et de celles des autres. Il était trop surexcité, trop ardemment vivant pour s’éterniser sous le toit d’un moribond.

— Je vais être obligé de vous laisser, mon petit vieux. J’attends un coup de fil de Londres où j’ai envoyé un ballet… Dans ce métier on ne s’appartient pas.

Il secoua la main indifférente de Haller.

— Et puis soyez fort, hein ? Je ne sais pas mais j’ai confiance en Duroc…

Il partit enfin et, quand il manœuvra pour tourner sa voiture, les phares de celle-ci plongèrent dans le living.

Laurent se laissa tomber dans un fauteuil. La maison avait un aspect inconnu. Il ne s’y sentait plus chez lui. Il avait un peu l’impression d’être en visite chez des amis.

Martine s’assit sur l’accoudoir du canapé.