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— J'en ai assez vu, dit Adamsberg en arrêtant la vidéo d'un coup sec.

— Et Nassim Bouzid ?

— C'est fait.

— Et que dites-vous de ces deux types ? De leurs « gueules » ?

— Il y a des signes, des rides, des marques, des gestes. Mais cela ne suffit pas. Avant d'arriver à la Brigade ce matin, j'ai effectué le parcours aller et retour entre la salle de jeux et le lieu du meurtre, par les rues arrière. Il y a là quelque chose d'intéressant.

— On a déjà chronométré le parcours.

— Ce n'est pas cela, Danglard. Il s'agit de gravillons, laissés sur une aire de travaux.

— Et alors ?

— Alors nous sommes bien d'accord que, parmi les milliards de pissenlits qui poussent sur la terre, il n'en existe pas deux qui soient semblables ?

— Bien sûr.

— C'est la même chose pour les conducteurs. Pas deux semblables. Convoquez le pissenlit numéro 1, Carvin, pour 14 heures, puis le pissenlit numéro 2, Bouzid, pour 15 heures On fera un tour. Et faites venir l'équipe technique des empreintes, qu'elle soit là dès mon retour.

— Très bien, on a le temps d'aller déjeuner.

— Drekka, borða[12], dit Adamsberg, souriant.

Bien, se dit Danglard. Adamsberg parlait islandais — et comment avait-il appris ces trois mots ? Mais il semblait, depuis l'incident de la murène, quelque peu revenu vers eux.

— Autre chose, Danglard, dit Adamsberg en se levant. Vers 14 h 30, quand je rentrerai de promenade avec Carvin, prenez-le en interrogatoire. Mais cette fois, battez-le à son jeu. Je veux qu'il perde de sa hauteur. Vous passerez ensuite l'enregistrement à toute la Brigade. Cela leur remettra les idées en place. Je veux que chaque agent ait une égalité de perception pour lui et pour Nassim Bouzid. Prenez ses propres armes, et écrasez-le.

Danglard sortit d'un pas moins flasque que d'habitude, les jambes un peu plus droites, un rien ragaillardi par son nouveau rang de « mâle dominant », auquel il ne croyait en rien.

Il n'avait absolument pas compris cette histoire de gravillons.

IV

Maître Carvin était un homme froid, ni impatient ni colérique, et quand Lamarre et Kernorkian vinrent à son cabinet pour l'emmener à la Brigade, l'interrompant en plein travail, il leur demanda cinq minutes pour boucler une page et les suivit sans se cabrer.

— De quoi s'agit-il cette fois ? dit-il.

— C'est le commissaire, commença d'expliquer Kernorkian.

— Oh, celui-là ? Il est donc rentré ? J'ai eu quelques échos sur lui.

— Il veut vous voir, vous et Nassim Bouzid.

— Rien que de très normal. Je suis disposé à lui parler autant qu'il le souhaite.

— Je ne crois pas qu'il veuille parler, il veut vous emmener faire un tour en voiture.

— Ce qui est un peu moins normal. Mais je suppose qu'il sait ce qu'il fait.

Adamsberg avait déjeuné dans son bureau, cette fois relisant le rapport qu'il avait reçu à l'aéroport de Reykjavík. Il lisait debout, comme à son habitude, allant et venant dans la pièce. Il était rare que le commissaire travaille assis quand il pouvait l'éviter. Tout en lisant, en murmurant chacun des mots à voix basse — ce qui lui prenait du temps —, il ne pouvait empêcher la petite araignée de Voisenet de traverser ses pensées, de gauche à droite. Elle y marchait avec prudence, comme pour ne pas se faire remarquer, pour ne pas déranger. Mais déranger, elle le faisait déjà, à présent qu'Adamsberg la savait, grâce aux soins de Froissy, logée dans son propre ordinateur. Il posa le rapport sur la table et alluma l'écran. Autant en avoir le cœur net et que cette araignée foute le camp. Autant savoir ce que Voisenet trafiquait avec cet animal, ce matin encore, alors même qu'il devait être concentré sur la réunion à venir et occupé par la gestion de sa murène pourrissante. Alors pourquoi avait-il malgré tout affiché une nouvelle image de la recluse ?

Toujours debout, il ouvrit le fichier transféré par Froissy et en examina l'historique : cela faisait dix-huit jours que le lieutenant observait son araignée. Ce matin, il avait consulté les principaux journaux locaux du Languedoc-Roussillon, et de nouveau parcouru plusieurs forums de discussion sur le sujet. On y débattait avec acharnement de cette araignée recluse. S'y opposaient des apeurés, des pseudo-connaisseurs, des pragmatiques, des écologistes, des alarmistes. Voisenet avait également téléchargé des nouvelles datant de l'été précédent, où, dans la même région, six morsures d'araignées recluses, non mortelles, avaient réussi à semer la panique jusque dans certains hebdomadaires nationaux. Tout cela parce qu'une rumeur, venue d'on ne sait où, soufflait son vent mauvais : l'araignée recluse brune de l'Amérique du Nord avait-elle fait son apparition en France ? On l'estimait dangereuse. Où était-elle, et en quel nombre ? Un vacarme assez ahurissant jusqu'à ce qu'une véritable spécialiste s'en mêle pour y mettre un terme sans appel : non, l'araignée américaine n'avait pas posé patte en France. Une de ses cousines en revanche y avait toujours habité, dans le sud-est du pays, et n'était pas mortelle. D'autant que, très peureuse, non agressive, elle vivait dans son trou, et que les risques d'une rencontre avec un être humain en étaient d'autant plus rares. C'était d'elle qu'il s'agissait et d'aucune autre, de Loxosceles rufescens — Adamsberg ne parvint pas à murmurer son nom. C'en fut fini.

Jusqu'à ce que, durant ce printemps, la petite araignée morde deux vieillards. Mais cette fois-ci, les victimes étaient mortes. Mais cette fois-ci, la recluse avait bel et bien tué. Ces décès, expliquaient certains, n'étaient dus qu'à l'âge des victimes. Ces deux morts avaient relancé une polémique déjà grosse de plus de cent pages, à ce qu'Adamsberg pouvait en juger à la hâte. Il jeta un œil à la pendule de l'ordinateur. 13 h 53, maître Carvin allait pénétrer dans les locaux. Il traversa la grande salle, toujours puante en dépit des fenêtres ouvertes, et choisit dans l'armoire les clefs de la seule voiture haut de gamme de la Brigade. Qu'est-ce que Voisenet pouvait bien trouver à cette foutue araignée ? Deux hommes étaient morts, certes, leurs défenses affaiblies n'avaient pas résisté au venin, d'accord, et fallait-il pour autant que le lieutenant surveille quotidiennement la situation depuis dix-huit jours ? À moins que l'une des victimes ne fût un de ses proches, un ami, un parent. Adamsberg chassa la recluse et se hâta pour intercepter l'avocat sur le trottoir avant que les agents, oublieux de la situation, ne le fassent pénétrer dans l'espace putride qu'était devenue la salle de travail commune.

— Vous lui sortez la voiture d'apparat, commissaire ? dit Retancourt au passage. Vous voilà vous aussi sensible aux hauteurs de maître Carvin ?

Adamsberg pencha la tête et la regarda en souriant.

— Vous m'avez déjà oublié, Retancourt ? En seulement dix-sept jours ?

— Non. J'ai donc dû manquer quelque chose.

— Oui, lieutenant. Les gravillons. Sur le parcours pour revenir à la salle de jeux vidéo.

— Les gravillons, répéta-t-elle, un peu méditative. Et vous ne pouvez pas m'en dire plus ?

— Mais si. Il n'existe pas deux pissenlits ni deux conducteurs qui soient identiques sur terre, voilà tout.

— Voilà tout. Et Danglard qui craignait que vous ayez changé.

— J'ai sans doute empiré, rien de bien grave. Dites, ajouta-t-il en balançant les clefs de voiture au bout de ses doigts, que pensez-vous du fait de perdre le double de ses clefs de voiture ? C'est une question sérieuse.

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12

Boire, manger.