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Adamsberg s'arrêta pile au milieu du trottoir, carnet toujours en main, immobile. Cette fois, ne pas bouger. Une particule de neige, une bulle, une « proto-pensée », venait vers lui. Il reconnaissait le frôlement léger de cette lente ascension, il savait qu'il ne devait pas faire un seul mouvement risquant de l'effrayer, s'il voulait avoir la chance de voir émerger son visage.

Parfois, l'attente durait peu. Cette fois, elle lui parut très longue. Et elle le fut. C'était une lourde bulle, maladroite peut-être, sachant mal se mouvoir, trouver la force de s'élever sous l'eau. Les passants évitaient cet homme immobile ou le heurtaient sans le vouloir, et peu importe. Il ne fallait à aucun prix les regarder, ni esquisser un geste ni murmurer un mot. Pétrifié, il attendait.

Brutale, la bulle éclata en surface et lui fit lâcher son carnet. Il le ramassa, chercha un stylo et nota d'une écriture chancelante : Le mâle oiseau de la nuit.

Puis il relut sa liste.

Essoufflé, bien plus qu'il ne l'avait été après le transport de deux cents bidons d'eau, il s'adossa à un arbre et appela Veyrenc.

— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Tu as couru ?

— Non. Où es-tu, merde ? À La Garbure ?

— Chez moi.

— Rapplique, Louis, Je suis à l'angle de la rue Saint-Antoine et de la rue du Petit-Musc. Il y a un café. Rapplique.

— Viens vers chez moi. La terre, les seaux, je m'endors sur place.

— Je ne peux pas bouger, Louis.

— Tu es blessé ?

— Quelque chose comme ça. Attends, je lis le nom du café. Café du Petit Musc. Saute dans un taxi et rapplique, Louis.

— Je prends mon flingue ?

— Non, ta tête. Cours.

Veyrenc ne négligeait pas ces appels d'Adamsberg. La voix, le rythme, le ton, tout était différent. Tout à fait réveillé, il attrapa, en courant en effet, le premier taxi qui passait.

Même de loin, depuis la porte du café, il vit la netteté des yeux d'Adamsberg, qui condensaient toute lumière autour de lui au lieu de la délayer comme à l'ordinaire. Il était assis devant un sandwich et un café, mais il ne mangeait pas, il ne bougeait pas. Son carnet était sur la table, ses mains posées à plat de part et d'autre.

— Suis-moi bien, dit Adamsberg avant même que Veyrenc fût assis. Suis-moi bien, ce sera dans le désordre. À toi de te débrouiller pour arranger cela. La nuit dernière, avant que cette fermeture éclair ne s'ouvre, j'étais allongé dans ma tente, j'écoutais les bruits de la nuit. Tu suis ?

— Pour le moment oui. Tu permets que je commande un café ?

— Oui. Il y avait des grenouilles, il y avait le vent dans l'herbe, les ailes des chauves-souris, le hérisson, le roucoulement d'un ramier qui s'obstinait à appeler une compagne.

— D'accord.

— Tu ne vois rien là-dedans ?

— Une chose : le ramier. Qui est un pigeon.

— Ce qui règle toute la fébrilité des bulles autour de ce pigeon. Tu as dit qu'il y en avait beaucoup.

Adamsberg tira à lui son carnet et lut :

— Pigeonnier, j'ai pas trouvé le mot / Pigeon entravé, ou angoisse d'être pigeon / Ça roucoule sans cesse. Mais ce n'est pas « pigeon » qu'il fallait lire, Louis, merde. C'était « ramier ».

— Ce qui est la même chose, je viens de te le dire.

— Et ensuite, Louis, et ensuite ? dit Adamsberg en secouant son carnet. À quoi se raccroche-t-il, ce pigeon ramier ? Mais bon sang, Louis, c'est toi qui l'as dit !

— Moi ?

— Mais oui, nom de Dieu ! C'est écrit là ! J'ai été obligé de compléter ma note : Martin-Pécherat = martin-pêcheur. Affaire réglée. Ou pas réglée.

— Je t'ai dit que si cette pensée était réellement réglée, tu ne me l'aurais pas lue.

— Et pourquoi n'était-elle pas réglée ?

Adamsberg s'interrompit, avala son café et reprit.

— Fatigué, dit-il simplement.

— Toi aussi ? Les bidons d'eau ?

— Pas les bidons. Ne parle pas, tu vas me faire tout confondre. Elle n'était pas réglée parce que martin-pêcheur et pigeon ramier. Tu vois le lien ?

— Ce sont deux noms d'oiseaux.

— Mais pas seulement : ce sont deux noms doubles. Doubles, Louis. À présent, tu vois ?

— Non.

— Il y a eu ces deux phrases de Retancourt : Ça roucoule sans cesse, d'une part.

— Tu me l'as lue.

— Et l'autre, qui y est liée. Tout est lié, Louis. Les bulles gazeuses dansent ensemble, elles se tiennent la main, et cela, on ne peut pas s'en foutre. L'autre phrase de Retancourt est : Tout grince là-dedans. Par quelle main se tiennent-elles, ces phrases ?

— Excuse-moi, coupa Veyrenc, troublé par le décousu du discours d'Adamsberg, je vais prendre un verre d'armagnac.

— Moi aussi, commande deux trucs.

— Pour toi aussi ? demanda Veyrenc, soucieux de l'état de confusion du commissaire.

— Oui.

— Un verre de quoi ?

— De machin. Tu vois ce qui les tient ? C'est le lieu. Le lieu où cela se passe, le lieu où cela roucoule, le lieu où cela grince. Grincer : le lieu où ça coince, le lieu où cela déraille.

— Retancourt parlait de la maison de Louise.

— Oui, celle-là, Socrate. Tu comprends où cela nous mène, si tu raccroches tout simplement cela au pigeon ramier et aux noms doubles ?

Le serveur déposa les verres et Veyrenc en avala presque la moitié d'un coup.

— Tout simplement, non, dit-il.

— Si. Cela se raccroche aux noms qui existent dans cette maison. Au sens des noms. Tu te rappelles l'erreur que j'ai faite avec celui de Louise ? Chevrier ? Seguin ?

— Qui te dit que c'est une erreur ? On n'a pas encore les résultats ADN des molaires. Merde, c'est toi qui as voulu fouiller pour les trouver.

— Il y a un autre nom qui grince et vole dans cette maison, et c'est celui d'Irène. Un nom double, Veyrenc, comme celui de Martin-Pécherat. Double : Irène Royer-Ramier !

Adamsberg fit une pause, prit son verre sans y toucher, et le reposa.

— Voilà, tu sais tout à présent.

— Non. Très bien, il y a un ramier dans le nom d'Irène. Et ensuite ?

— Bon sang, as-tu oublié que les deux filles Seguin ont à coup sûr obtenu le droit de se choisir un autre nom ? Et qu'en ce cas, on ne peut faire autrement qu'y inscrire un lien avec sa vie antérieure ?

— Et pourquoi une fille Seguin aurait choisi Royer-Ramier ?

— Royer, on s'en fout, Louis ! Mais pas Ramier : parce que c'est de là qu'elle sortait. D'un pigeonnier. Cherche sur le net, donne-moi la définition d'un pigeonnier, pas celui où on élève les oiseaux, l'autre.

Veyrenc consulta son téléphone.

— En voici une qui en vaut une autre : « Petit logement situé sous les combles. » D'accord : un grenier. Le grenier est le pigeonnier où elle a été séquestrée.

— Puis il y a l'autre, le vrai, où elle a été se reclure ensuite.

— D'accord.

— Et maintenant, réfléchis au prénom qu'elle s'est choisi : Irène. Cela ne te rappelle pas un autre nom ?

— Eh bien, on a saint Irénée, au IIe siècle, le premier véritable théologien.

— Cherche plus simple.

— Je ne vois pas.

— Attends une seconde.

Adamsberg composa un numéro, plus vite qu'à son habitude, mit le haut-parleur et attendit. La sonnerie se répétait, sans réponse.