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— Je recommence. Il a le sommeil lourd.

— Qui appelles-tu ? Tu as vu l'heure ? Il est presque minuit.

— Je m'en fous. Qui j'appelle ? Danglard.

Cette fois, le commandant décrocha, la voix assourdie.

— Danglard, je vous réveille ?

— Oui.

— Dites-moi, commandant, quelles sont les anciennes appellations pour « araignée » ? Avant ?

— Pardon ?

— Comment disait-on « araignée » ? Avant ?

— Une minute, commissaire, je m'assieds. Eh bien, attendez un peu. Tout commence par la jeune tisseuse grecque Arachné, que la déesse Athena transforma en araignée. Il s'agissait d'une vengeance de la fille de Zeus qui, alertée…

— Non, coupa Adamsberg, continuez sur les appellations.

— Très bien. De là vint le mot « aragne » bien sûr, « araigne », et « yraigne ». Tout cela dès le XIIe siècle. C'est à peu près tout je crois.

— Comment écrivez-vous « yraigne » ? Épelez-moi, je note.

— Y-r-a-i-g-n-e.

— Ça a perduré ?

— Oui. On trouve encore ces variantes au XVIIe siècle, dans La Fontaine par exemple.

— Des fables lues aux enfants ?

— Celle-ci n'est pas courante. Mais tout récemment, j'ai vu ce prénom d'Yraigne utilisé sur des forums. Voici les vers de La Fontaine :

La pauvre Aragne n'ayant plus Que la tête et les pieds, artisans superflus…

— Merci, Danglard, rendormez-vous. « Yraigne », Veyrenc, « Yraigne », répéta Adamsberg en appuyant sur le mot. L'araignée. Celles avec qui elle vécut au grenier — au pigeonnier —, celles que les blaps avaient envoyé mordre, celles qui l'accompagnèrent dans l'obscurité du reclusoir, celles auxquelles elle finit par s'identifier, par leur nom : la recluse. Irène Ramier, la séquestrée de Nîmes, la recluse du Pré d'Albret, la sœur aînée, Bernadette Seguin.

— L'aînée ? Ce n'est pas elle qui fut violée par les dix blaps.

— Elle n'a pas tué pour elle. Elle a tué pour libérer sa sœur.

Soulagé, de nouveau essoufflé, Adamsberg se rejeta en arrière sur sa chaise. Veyrenc hocha la tête, par trois fois.

— Enfin, reprit le commissaire, sur la liste des bulles, il reste cette phrase de toi : Il n'y a plus personne à tuer. Tu sais que les bulles s'entrechoquent. Celle-ci est venue heurter une remarque du même type, d'abord dite par Retancourt : que les dix hommes aient été tués sans qu'on ait rien pu y faire la mettait en rage.

— Je me souviens.

— Puis heurter une phrase d'Irène, très peu de temps après, ce même matin où nous avons fouillé la maison de Torrailles, après la double attaque. Je l'ai appelée pour savoir si Louise était sortie durant la nuit. Tu te rappelles, je t'ai dit que ma conviction s'effritait, que quelque chose n'allait pas. Eh bien c'était ceci, Louis : Irène était déjà au courant pour les deux morsures. Évidemment, puisqu'elle les avait commises elle-même. Elle m'a dit que l'information était sur les forums, ce qui était vrai. Et, de même que Retancourt, elle a aussitôt ajouté que c'était rageant quand même que le tueur les ait « tous eus », et « qu'on ne sache toujours rien, ni quoi ni qu'est-ce ». Et je n'ai pas réagi. Trop habitué à son bavardage, trop confiant en elle. Si quelqu'un me « pigeonnait », c'était bien elle, et avec maestria. J'admire.

— Pas réagi à quoi ?

— Tu es fatigué, mais surtout, tu es encore confiant, toi aussi. Tu l'aimes bien, toi aussi. Mais dis-moi, Louis, comment Irène aurait-elle pu savoir qu'il les avait « tous eus » ? Je ne lui ai jamais dit que la Bande des recluses comptait neuf membres, plus Claude Landrieu. Égale dix à éliminer. Comment pouvait-elle savoir qu'une fois Torrailles et Lambertin touchés, il n'y avait plus personne à tuer ? Elle aurait dû dire : « Il y en a encore eu deux autres. » Et non pas : « Il les a tous eus. » Et je n'ai pas réagi.

— Si, d'une certaine manière. Tu as perdu foi en la culpabilité de Louise.

— À cet instant, et sans le comprendre. Mais ce n'est que ce soir, après que la bulle — c'était une lourde bulle, Louis — m'eut parlé explosivement d'Irène, que j'ai réentendu sa phrase, au téléphone, quand j'étais assis en tailleur dans cette cour, à Lédignan. Tous eus. Elle était arrivée au bout. Cela, à soi seul, est la preuve de sa culpabilité. Et c'est son unique erreur.

— Cela ne lui ressemble pas. L'erreur.

— Mais elle était absorbée par son rôle, magistralement mené depuis les débuts. Celui d'une de mes « assistantes », spontanée, efficace, fureteuse, prenant bien garde de paraître parfois un peu sotte ou naïve. C'était remarquable, Louis, une œuvre d'art. Et ce matin-là, elle est si bien entrée dans la peau du personnage qu'elle a exprimé la rage qu'aurait éprouvée mon « assistante » — cette même rage qu'a ressentie Retancourt. Mais elle en a oublié une seconde d'être Irène. Et là, elle a sauté une maille.

— Non. Je ne conçois pas qu'une telle femme puisse s'égarer. Et pourquoi a-t-elle laissé ces cheveux sur place ? Pourquoi pas de vrais cheveux de Louise ? Ç'aurait été facile pour elle.

— Parce qu'elle a une morale d'acier. Elle n'a jamais eu l'intention que ses meurtres retombent sur le dos d'un ou d'une autre.

— Alors pourquoi laisser des cheveux si ressemblants à ceux de Louise ? Pour s'amuser ?

— Pour me décourager. Elle avait très bien compris que je soupçonnais Louise. Avec ces cheveux, j'allais cavaler plus encore sur cette piste. Pour m'écraser sur un nouvel échec.

— Non. Car pourquoi s'est-elle mise en avant, avec toi ? Pourquoi n'est-elle pas demeurée en retrait, inconnue ? Elle n'aurait rien risqué.

— « Pourquoi ? » « Pourquoi ? » Ta maïeutique, Louis ?

— Je veux la comprendre. Réponds à ma question : pourquoi s'est-elle mise en avant ?

— Parce qu'elle n'a pas eu le choix. Nous nous sommes rencontrés au Muséum, souviens-toi. Elle découvre que j'enquête sur les morts par venin. Que quelqu'un, et pire, un flic, émet des doutes sur ces décès. C'est un coup dur. Elle s'adapte sur-le-champ, elle noue une relation avec moi pour pouvoir suivre l'enquête. Et l'influencer ou la détourner, comme avec les cheveux dans le cagibi.

— Et pourquoi est-elle venue au Muséum ?

— Avec son erreur au téléphone, c'est sa seule vraie faute. Par excès de zèle. Elle voulait tester auprès d'un spécialiste s'il pouvait exister le moindre soupçon de meurtre à propos de ces morts. Elle serait repartie rassurée. Mais elle a croisé un flic.

— C'est pourtant grâce à elle, à son récit d'une conversation de bistrot entre Claveyrolle et Barral, que nous avons remonté la piste de La Miséricorde.

— Elle est exceptionnellement fine. Elle a saisi que je ne lâcherais pas l'enquête. Si bien que dès L'Étoile d'Austerlitz, elle m'a envoyé vers l'orphelinat de La Miséricorde. Sachant que nous remonterions la piste des enfants mordus. Ce qui lui laissait tout le temps nécessaire pour achever l'œuvre. Il en restait trois à tuer, il lui fallait finir, à tout prix.

Veyrenc fronça les sourcils.

— Ce ne sont malgré tout que des preuves indirectes. Son prénom, « Yraigne », et son nom, « Ramier », un tribunal s'en foutrait. Reste sa gaffe au téléphone, et rien ne prouve que tu n'as pas transformé sa phrase.