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— Rien sur celui-ci, dit Adamsberg en se redressant. Carvin est moins subtil que je ne pensais. Allons sur l'autre, juste en face de son immeuble.

— On cherche quoi ? demanda Voisenet. Une araignée métallique ?

— Vous allez voir cela, Voisenet, dit Adamsberg en souriant. Vous ne regretterez pas d'avoir manqué la vidéo. Donc cela ne vous dit rien, ces morsures de recluse ?

— En fait si, s'avança Voisenet, tout en tournant autour de l'arbre. J'ai un peu suivi le dossier.

— Beaucoup suivi. Pourquoi, Voisenet ?

— Il y a très longtemps, mon grand-père s'est fait mordre à la jambe par une recluse. La gangrène s'y est mise et il a fallu couper sous le genou. Il s'en est sorti, mais amputé. Il aimait courir à la tombée de la nuit, même à quatre-vingt-six ans. Je l'accompagnais parfois, et il me disait : « Écoute, petit, c'est l'heure de la bascule. Écoute le bruit des animaux qui s'endorment et de ceux qui se lèvent. Entends le froissement des corolles qui se replient. »

— Des corolles de fleurs ?

— Oui.

— Ça fait du bruit en se fermant ?

— Non. Et puis, sans plus pouvoir courir, il a dépéri, il est mort neuf mois après. Je hais les recluses.

Les deux hommes se figèrent. L'appareil venait de tinter.

— C'est peut-être une pièce de monnaie, dit Voisenet.

— Passez-moi vos gants.

Adamsberg examina attentivement la terre dans le quart de cercle mis à nu.

— Là, indiqua-t-il du doigt, il n'y a pas de feuilles mortes. Là, on a creusé récemment.

— Mais qu'est-ce qu'on cherche ? insista Voisenet.

Le commissaire dégagea doucement la terre sur une surface de dix centimètres de côté et sur environ huit centimètres de profondeur. Puis il s'interrompit et regarda Voisenet en souriant.

— Le double des clefs de voiture fait partie des objets qui nous crétinisent. À quoi bon les perdre ?

Écartant un peu plus la terre, il dégagea l'objet que ses doigts venaient d'exhumer.

— C'est quoi, cela, mon cher Voisenet ?

— Des clefs de voiture.

— Allez-y, photographiez en place. Plans larges, moyens et serrés.

Voisenet s'exécuta puis, de deux doigts, Adamsberg sortit de terre les clefs qu'il tenait par leur anneau. Il les fit danser devant les yeux du lieutenant.

— Passez-moi le sachet, Voisenet. Laissez la terre autour de la clef, n'y touchez pas. On replace les grilles, on remballe. Appelez la Brigade, qu'on aille de nouveau extraire maître Carvin de son cabinet. Garde à vue.

Adamsberg se redressa, frotta les genoux de son pantalon puis passa ses doigts entre ses cheveux pour les rabattre en arrière, y déposant des particules de terre.

— Parfois, Voisenet, les doux, les passifs, ceux qui ne savent jamais dire non et se mettent en quatre pour les autres, peuvent tuer par jaillissement subit de frustration. Cela aurait pu être le cas de Bouzid.

— Les passifs-agressifs.

— C'est cela. Mais parfois, les fiers-à-bras, les sûrs de soi, les dangereux, sont en effet tout simplement dangereux. C'est le cas de Carvin. L'avidité, tel le démon, grossit d'une nouvelle gueule chaque année.

— Je ne savais pas.

— Si, Voisenet, dit Adamsberg en ôtant ses gants. Jusqu'à ce que tout doive s'écraser sur son passage. Ici, écraser au sens propre. Votre murène, c'est une avide ?

Voisenet haussa les épaules.

— C'est une trouillarde, elle se cache.

— Comme la recluse.

— Qu'est-ce que vous avez, commissaire, avec cette recluse ?

— Et vous, Voisenet ?

— Moi, je vous l'ai dit. Mais vous ?

— Si je le savais, lieutenant.

V

Les nouvelles, très incomplètes, de la mise en garde à vue imminente de Carvin pour meurtre les avaient précédés à la Brigade. La salle puante était en effervescence, personne n'était à son poste. Tous debout, débattant, s'opposant, réfléchissant. Comment s'était débrouillé Adamsberg, à peine sorti de son nid de brumes ? C'était les ongles, disait l'un, il avait demandé à voir les ongles. Non, c'était quand il avait visionné les interrogatoires, c'était la gueule des gars. Et les pare-brise, il y avait eu le coup des pare-brise, non ? Oui, mais il y avait quoi, sur le pare-brise du 4×4 ? Finalement ? Finalement rien. Les agents étaient partagés entre le soulagement du succès et la frustration, comme si on leur avait tiré le tapis sous les pieds beaucoup trop vite et sans explication, sans qu'ils puissent prendre le temps d'anticiper la fin. Adamsberg avait débarqué le matin même, sans avoir pris la peine de lire le rapport — ce manquement, chacun l'avait compris sans le dire —, et à présent, à 19 heures, le rideau tombait brutalement, dans la confusion des actes et des questions.

Cette confusion, Danglard et Retancourt la déploraient toujours. Chefs de file de la ligne pragmatique de la Brigade, tenants de la logique linéaire et de la rationalité, ils réprouvaient la manière dont Adamsberg avait conduit la journée et mené son enquête disparate et avare de mots. Même si, selon toute apparence, le résultat était là, les façons de faire du commissaire leur paraissaient toujours erratiques et s'opposaient frontalement à leurs pulsions cartésiennes. Mais ce soir, Danglard laissait filer, électrisé par sa lutte victorieuse contre maître Carvin, qui lui avait valu, après la projection de la vidéo devant l'équipe, un mémorable succès d'estime. Quant à Retancourt, sa double satisfaction de revoir Adamsberg et d'apprendre que Rögnvar, là-bas, à Grimsey, avait gravé son portrait sur une rame, l'empêchait de formuler des critiques. Elle réentendait la voix du pêcheur estropié, dans l'auberge islandaise, le dernier jour, elle revoyait sa main qui serrait son genou, « Écoute-moi bien, Víóletta, écoute-moi bien… Non, ne note pas, tu t'en souviendras toujours. » Rögnvar, l'anti-positiviste par excellence, Rögnvar le fou, Rögnvar l'extravagant. Et, à ce moment du moins, elle l'avait aimé, avec ses cheveux longs, blonds et sales, ses rides de vent de mer et sa jambe en moins.

Adamsberg traversa la grande pièce, les cheveux terreux et le pantalon sale. Les yeux un peu las aussi. Il se cala debout contre une table et Estalère, à l'instinct, se précipita pour lui faire un café. On a beau être lent, on a beau être peu bavard et divagant, de telles journées fatiguent. À l'avis du jeune homme, marcher en méandres et sauter de l'un à l'autre éreintait plus que marcher droit.

— Quelques minutes pour vous résumer les choses en deux mots, commença Adamsberg. Il y avait un peu de crasse à l'angle des ongles des annulaires et des pouces de maître Carvin, et cela déparait chez cet homme. Vous savez cela.

— Non, commissaire, on ne le savait pas, intervint Retancourt.

— Mais si, lieutenant, soupira Adamsberg, je n'en ai pas fait mystère. Je l'ai dit au lieutenant Froissy qui m'a agrandi les images des mains. Faites circuler les infos entre vous. Je ne peux pas vous convoquer un par un à chaque détail, si ? Donc il y avait cette crasse, et à mon sens, c'était sans doute de la terre. Car il y avait ce double des clefs de voiture disparu. Vous le saviez, Retancourt, je vous en ai parlé. Vous m'avez dit : « Le double des clefs de voiture fait partie des objets qui nous crétinisent. » Au point que leur perte nous affecte, comme un pilier de sécurité qui s'effondre. Pour bien des personnes, les balancer dans la Seine a quelque chose de douloureux. Et maître Carvin prend des douches et non des bains. C'est un énergique, c'est un rapide.

— Pardon, commissaire ? dit Mercadet.

— Pardon quoi ?