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De certaines gens, il semble que la défaite soit l’affaire principale, qu’ils en aient un secret appétit, et ne connaissent de cesse qu’ils ne l’aient trouvée. Être battu complaît à leur âme profonde; le fiel de l’échec est leur breuvage préféré, comme à d’autres l’hydromel des victoires; ils aspirent à la dépendance, et rien ne leur convient mieux que de se contempler dans une soumission imposée. C’est grand malheur quand de telles dispositions de naissance tombent sur la tête d’un roi.

Jean II, tant qu’il fut Monseigneur de Normandie, vivant sous la contrainte d’un père qu’il n’aimait pas, parut un prince acceptable, et les ignorants crurent qu’il régnerait bien. D’ailleurs les peuples, et même les cours, toujours portés à l’illusion, attendent toujours d’un nouveau roi qu’il soit meilleur que le précédent, comme si la nouveauté portait en soi vertu miraculeuse. À peine celui-ci eut-il le sceptre en main que ses astres et sa nature commencèrent de montrer leurs malheureux effets.

Il n’était roi que depuis dix jours quand Monsieur d’Espagne, dans ce mois d’août 1350, se fit battre sur la mer, au large de Winchelsea, par le roi Édouard III. La flotte que Charles d’Espagne commandait était castillane, et notre Sire Jean n’était pas responsable de l’expédition. Néanmoins, comme le vainqueur était d’Angleterre, et le vaincu l’ami très cher du roi de France, c’était mauvais début pour ce dernier.

Le sacre se fit en fin septembre. Monsieur d’Espagne était revenu et, à Reims, on témoigna beaucoup de grâces à ce vaincu, pour le consoler de sa défaite.

À la mi-novembre, le connétable Raoul de Brienne, comte d’Eu, rentra en France. Il était depuis quatre ans captif du roi Édouard, mais un captif assez libre, qu’on laissait à l’occasion aller entre les deux pays, car il était mêlé aux négociations d’une paix générale à laquelle nous travaillions fort en Avignon. Moi-même, je correspondais avec le connétable. Cette fois, il venait réunir le prix de sa rançon. Je n’ai point à vous apprendre que Raoul de Brienne était un très haut, très grand, très puissant personnage, et pour ainsi dire le second homme du royaume. Il avait succédé en sa charge à son père Raoul V, tué en tournoi. Il était tenant de vastes fiefs en Normandie, d’autres en Touraine, dont Bourgueil et Chinon, d’autres en Bourgogne, d’autres en Artois. Il possédait des terres, pour l’heure confisquées, en Angleterre et en Irlande; il en possédait dans le pays de Vaud. Il était le cousin par alliance du comte Amédée de Savoie. Un tel homme, quand on vient juste de s’asseoir au trône, est de ceux qu’on traite avec quelques égards; ne croyez-vous pas, Archambaud? Eh bien, notre Jean II, après lui avoir adressé, au soir de son arrivée, des reproches furieux, mais peu clairs, commanda sur-le-champ de l’emprisonner. Et le surlendemain matin, il le fit décapiter, sans jugement… Non; aucune raison avouée. Nous n’avons pas pu en savoir plus, à la curie, que vous à Périgueux. Et pourtant nous nous sommes employés à éclairer l’affaire, croyez-le! Pour expliquer cette exécution précipitée, le roi Jean affirma qu’il détenait les preuves écrites de la félonie du connétable; mais jamais il ne les produisit, jamais. Même au pape, qui le pressait, dans son intérêt propre, de révéler ces fameuses preuves, il opposa un silence buté.

Alors on commença, dans toutes les cours d’Europe, à chuchoter, à supposer… On parla d’une correspondance amoureuse que le connétable aurait entretenue avec Madame Bonne de Luxembourg et qui, après le décès de celle-ci, serait tombée entre les mains du roi… Ah! vous aussi vous avez entendu cette fable!.. Étrange liaison, en vérité, et dont on apercevrait mal, en tout cas, qu’elle ait pu prendre un tour criminel, entre une femme sans cesse enceinte et un homme presque continûment captif depuis quatre ans! Peut-être y avait-il, dans les lettres de messire de Brienne, des choses pénibles à lire pour le roi; mais si ce fut, elles devaient regarder plutôt sa propre conduite que celle de sa première épouse… Non, rien ne tenait qui pût expliquer cette exécution, sinon la nature haineuse et meurtrière du nouveau roi, semblable assez à la nature de sa mère, la méchante boiteuse. Le vrai motif se révéla peu après, quand la charge de connétable fut donnée… vous savez bien à qui… eh oui! à Monsieur d’Espagne, avec une partie des biens du défunt, dont toutes les terres et possessions furent distribuées entre les familiers du roi. Ainsi le comte Jean d’Artois en eut grosse part: le comté d’Eu.

Les largesses de cette sorte font moins d’obligés qu’elles ne créent d’ennemis. Messire de Brienne avait foison de parents, d’amis, de vassaux, de serviteurs, toute une grande clientèle fort attachée à lui et qui aussitôt se mua en un réseau de mécontents. Comptez, en plus, des gens de l’entourage royal qui ne reçurent ni mie ni miette des dépouilles, et en furent jaloux et revêches…

Ah! Nous avons bonne vue, d’ici, sur Châlus et ses deux châteaux. Comme ces deux hauts donjons se répondent bien, qu’une mince rivière sépare! Et le pays est plaisant au regard, sous ces nuages qui courent bon train…

La Rue! La Rue, je ne me méprends point; c’est bien devant le châtel de droite, sur la colline, que messire Richard Cœur de Lion fut durement navré d’une flèche qui lui ôta la vie? Ce n’est point d’aujourd’hui que les gens de nos pays ont accoutumé d’être assaillis par l’Anglais, et de s’en défendre…

Non, La Rue, je ne suis point las; je m’arrête seulement pour contempler… Eh certes, oui, j’ai bon pas! Je vais cheminer encore un petit, et ma litière me reprendra plus avant. Rien ne nous presse trop. De Châlus à Limoges, si j’ai bon souvenir, il y a moins de neuf lieues. Trois heures et demie nous suffiront, sans forcer le trot… Soit! quatre heures. Laissez-moi profiter des derniers beaux jours que Dieu nous dispense. Je serai bien assez enfermé derrière mes rideaux quand viendra la pluie…

Je vous disais donc, Archambaud, la façon dont s’y prit le roi Jean pour se faire sa première corbeille d’ennemis, dans le sein même du royaume. Il résolut alors de se créer des amis, des féaux, des hommes tout à sa dévotion, liés à lui par un lien neuf, qui l’aideraient en guerre comme en paix, et qui feraient la gloire de son règne. Et pour ce, dès l’aube de l’an suivant, il fonda l’Ordre de l’Étoile auquel il donna pour objets l’exhaussement de la chevalerie et l’accroissement de l’honneur. Cette grande novelleté n’était point si neuve, puisque le roi Édouard d’Angleterre avait déjà institué la Jarretière. Mais le roi Jean se gaussait de cet ordre créé autour d’une jambe de femme; l’Étoile serait tout autre chose. Vous pouvez noter là un trait constant chez lui. Il ne sait que copier, mais toujours en se donnant des airs d’inventer.