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Ce n’est pas que je répugne à chevaucher, Archambaud, ni que l’âge m’en ait rendu incapable. Croyez-moi, je puis fort bien encore couvrir mes quinze lieues à cheval, et j’en sais de plus jeunes que moi que je laisserais en arrière. D’ailleurs, comme vous le voyez, j’ai toujours un palefroi qui me suit, tout harnaché pour le cas où j’aurais l’envie ou la nécessité de l’enfourcher. Mais je me suis avisé qu’une pleine journée à ressauter dans sa selle ouvre l’appétit mieux que l’esprit, et porte à manger et à boire gros plutôt qu’à garder tête claire, comme j’ai besoin de l’avoir quand souvent il me faut inspecter, régenter ou négocier dès mon arrivée.

Bien des rois, et celui de France tout le premier, conduiraient plus profitablement leurs États s’ils se fatiguaient un peu moins le rein et davantage la cervelle, et s’ils ne s’obstinaient à traiter des plus grandes affaires à table, en fin d’étape ou retour de chasse. Notez que l’on ne se déplace pas moins vite en litière, comme je le fais, si l’on a de bons sommiers dans les brancards, et la prudence de les changer souvent… Voulez-vous une dragée, Archambaud? Dans le petit coffret à votre main… eh bien, passez-m’en une…

Savez-vous combien de jours j’ai mis d’Avignon à Breteuil en Normandie, pour aller trouver le roi Jean qui y montait un absurde siège? Dites un peu?… Non, mon neveu; moins que cela. Nous sommes partis le 21 juin, le jour du solstice, et point à la première heure. Car vous savez, ou plutôt vous ne savez point comment se passe le départ d’un nonce, ou de deux, puisque nous étions deux en l’occasion… Il est de bonne coutume que tout le collège des cardinaux, après messe, fasse escorte aux partants, jusqu’à une lieue de la ville; et il y a toujours grande foule à suivre ou à regarder de part et d’autre du chemin. Et l’on se doit d’aller à pas de procession, pour donner dignité au cortège. Puis on fait halte, et les cardinaux se rangent en ligne par ordre de préséance, et le nonce échange avec chacun le baiser de paix. Toute cette cérémonie met loin de l’aurore… Donc nous partîmes le 21 juin. Or, nous étions rendus à Breteuil le 9 juillet. Dix-huit jours. Niccola Capocci, mon colégat, était malade. Il faut dire que je l’avais secoué, ce douillet. Jamais il n’avait voyagé d’un tel train. Mais une semaine plus tard, le Saint-Père avait dans les mains, portée par chevaucheurs, la relation de mon premier entretien avec le roi.

Cette fois, nous n’avons pas à tant nous hâter. D’abord, les journées, en cette époque de l’année, sont brèves, même si nous bénéficions d’une saison clémente… Je ne me rappelais pas que novembre pût être si doux en Périgord, comme il fait aujourd’hui. La belle lumière que nous avons! Mais nous risquons fort de rencontrer l’intempérie, quand nous avancerons vers le nord du royaume. J’ai compté un gros mois, de telle sorte que nous soyons à Metz pour la Noël, si Dieu le veut. Non, je n’ai point autant de presse que l’été passé, puisque, contre tout mon effort, cette guerre s’est faite, et que le roi Jean est prisonnier.

Comment pareille infortune a pu advenir? Oh! vous n’êtes point le seul à vous en ébaubir, mon neveu. Toute l’Europe en éprouve surprise peu petite, et dispute ces mois-ci des causes et des raisons… Les malheurs des rois viennent de loin, et souvent l’on prend pour accident de leur destinée ce qui n’est que fatalité de leur nature. Et plus les malheurs sont gros, plus les racines en sont longues.

Cette affaire, je la sais par le menu… Tirez un peu vers moi cette couverture… et je l’attendais, vous dirais-je. J’attendais qu’un grand revers, un grand abaissement vînt frapper ce roi, donc, hélas! ce royaume. En Avignon, nous avons à connaître de tout ce qui intéresse les cours. Toutes les intrigues, tous les complots refluent vers nous. Pas un mariage projeté dont nous ne soyons avertis avant les fiancés eux-mêmes… «Dans le cas où Madame de telle couronne pourrait être accordée à Monseigneur de telle autre, qui est son cousin au second degré, notre Très Saint-Père octroierait-il dispense?»… pas un traité qui ne se négocie sans que quelques agents des deux parts aient été envoyés; pas de crime qui ne vienne chercher son absolution… L’Église fournit aux rois et aux princes leurs chanceliers, ainsi que la plupart de leurs légistes…

Depuis dix-huit années, les maisons de France et d’Angleterre sont en lutte ouverte. Cette lutte, quelle en est la cause? Les prétentions du roi Édouard à la couronne de France, certes! C’est là le prétexte, un bon prétexte juridique, je le conçois, car on peut en débattre à l’infini; mais ce n’est point le seul et vrai motif. Il y a les frontières, de tout temps mal définies, entre la Guyenne et les comtés voisins, à commencer par le nôtre, le Périgord, tous ces terriers confusément écrits où les droits féodaux se chevauchent; il y a les difficultés d’entente, de vassal à suzerain, quand tous les deux sont rois; il y a les rivalités de commerce et d’abord pour les laines et tissus, ce qui fait qu’on s’est disputé les Flandres; il y a le soutien que la France a toujours porté aux Écossais qui entretiennent menace, pour le roi anglais, sur son septentrion… La guerre n’a pas éclaté pour une raison, mais pour vingt qui couvaient comme braises de nuit. Là-dessus Robert d’Artois, perdu d’honneur et proscrit du royaume, est allé en Angleterre souffler sur les tisons. Le pape, c’était alors Pierre Roger, c’est-à-dire Clément VI, a tout fait et fait faire pour tenter d’empêcher cette méchante guerre. Il a prêché le compromis, les concessions de part et d’autre. Il a dépêché, lui aussi, un légat, qui n’était autre d’ailleurs que l’actuel pontife, le cardinal Aubert. Il a voulu relancer le projet de croisade, à laquelle les deux rois devaient participer en emmenant leur noblesse. C’eût été bon moyen de dériver leurs envies guerrières, avec l’espérance de refaire l’unité de la chrétienté… Au lieu de la croisade, nous avons eu Crécy. Votre père y était; vous avez ouï de lui le récit de ce désastre…

Ah! mon neveu, vous le verrez tout au long de votre vie, il n’y a guère de mérite à servir de tout son cœur un bon roi; il vous entraîne au devoir, et les peines qu’on prend ne coûtent pas parce qu’on sent qu’elles concourent au bien suprême. Le difficile c’est de bien servir un mauvais monarque… ou un mauvais pape. Je les voyais bien heureux, les hommes du temps de ma prime jeunesse, qui servaient Philippe le Bel. Être fidèle à ces Valois vaniteux demande plus d’effort. Ils n’entendent conseils et ne se prêtent à parler raison que lorsqu’ils sont défaits et étrillés.

C’est seulement après Crécy que Philippe VI consentit une trêve sur des propositions que j’avais préparées. Point trop mal, il faut croire, puisque cette trêve a duré, en gros, à part quelques engagements locaux, de l’an 1347 à l’an 1354. Sept années de paix relative. Ç’aurait pu être, pour beaucoup, un temps de bonheur. Mais voilà; en notre siècle maudit, à peine la guerre finie, c’est la peste qui commence.

Vous avez été plutôt épargnés en Périgord… Certes, mon neveu, certes, vous avez payé votre tribut au fléau; oui, vous avez eu votre part d’horreur. Mais ce n’est rien à comparer avec les villes nombreuses et entourées de campagnes très peuplées, comme Florence, Avignon, ou Paris. Savez-vous que ce fléau venait de Chine, par l’Inde, la Tartarie et l’Asie mineure? Il s’est répandu, à ce qu’on dit, jusqu’en Arabie. C’est bien une maladie d’infidèles qui nous a été envoyée pour punir l’Europe de trop de péchés. De Constantinople et des rivages du Levant, les navires ont transporté la peste dans l’archipel grec d’où elle a gagné les ports d’Italie; elle a passé les Alpes et nous est venue ravager, avant de gagner l’Angleterre, la Hollande, le Danemark, et d’aller finir jusque dans les pays du grand Nord, la Norvège, l’Islande. Avez-vous eu ici les deux formes de la peste, celle qui tuait en trois jours, avec fièvre brûlante et crachements de sang… les infortunés qui en étaient atteints disaient qu’ils enduraient déjà les peines de l’enfer… et puis l’autre, qui faisait l’agonie plus longue, cinq à six jours, avec de la fièvre pareillement, et de gros carboncles et pustules qui venaient aux aines et aux aisselles?