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Sept mois de rang, nous avons subi cela en Avignon. Chaque soir, en se couchant, on se demandait si l’on se relèverait. Chaque matin, on se tâtait sous les bras et à la fourche des cuisses. À la moindre chaleur qu’ils se sentaient dans le corps, les gens étaient pris d’angoisse et vous regardaient avec des yeux fous. À chaque respiration, on se disait que c’était peut-être avec cette goulée d’air-là que le mal vous pénétrait. On ne quittait nul ami sans penser «Sera-ce lui, sera-ce moi, ou bien nous deux?» Les tisserands mouraient dans leur échoppe au pied de leurs métiers arrêtés, les orfèvres auprès de leurs creusets froids, les changeurs sous leurs comptoirs. Des enfants finissaient de mourir sur le grabat de leur mère morte. Et l’odeur, Archambaud, l’odeur dans Avignon! Les rues étaient pavées de cadavres.

La moitié, vous m’entendez bien, la moitié de la population a péri. Entre janvier et avril de 1348, on compta soixante-deux mille morts. Le cimetière que le pape avait fait acheter en hâte fut plein en un seul mois; on y enfouit onze mille corps. Les gens trépassaient sans serviteurs, étaient ensevelis sans prêtres. Le fils n’osait plus visiter son père, ni le père visiter son fils. Sept mille maisons fermées! Tous ceux qui le pouvaient fuyaient vers leur palais de campagne.

Clément VI, avec quelques cardinaux dont je fus, resta dans la ville. «Si Dieu nous veut, il nous prendra.» Et il fit rester la plupart des quatre cents officiers de l’hôtel pontifical qui ne furent pas de trop pour organiser les secours. Le pape servit des gages à tous les médecins et physiciens; il prit à solde charretiers et fossoyeurs, fit distribuer des vivres et prescrivit de bonnes mesures de police contre la contagion. Nul alors ne lui reprocha d’être large à la dépense. Il tança moines et nonnes qui manquaient au devoir de charité envers les malades et les agonisants… Ah! j’en ai entendu alors des confessions et des repentirs chez des hommes bien hauts et puissants, même d’Église, qui venaient se nettoyer l’âme de tous leurs péchés et quêter l’absolution! Même les gros banquiers lombards et florentins qui se confessaient en claquant des dents, et se découvraient soudain généreux. Et les maîtresses des cardinaux… eh oui, eh oui, mon neveu; pas tous, mais il y en a… ces belles dames venaient accrocher leurs joyaux aux statues de la Sainte Vierge! Elles se tenaient sous le nez un mouchoir imprégné d’essences aromatiques et jetaient leurs chaussures avant de rentrer chez elles. Ceux-là qui reprochent à Avignon d’être ville d’impiété et comme la nouvelle Babylone ne l’ont pas vue pendant la peste. On y fut pieux, je vous l’assure!

L’étrange créature que l’homme! Quand tout lui sourit, qu’il jouit d’une santé florissante, que ses affaires sont prospères, son épouse féconde et sa province en paix, n’est-ce pas là qu’il devrait élever sans cesse son âme vers le Seigneur pour lui rendre grâces de tant de bienfaits? Point du tout; il est oublieux de son créateur, fait la tête fière et s’emploie à braver tous les commandements. Mais dès que le malheur le frappe et que survient la calamité, alors il se rue à Dieu. Et il prie, et il s’accuse, et il promet de s’amender… Dieu a donc bien raison de l’accabler, puisque c’est la seule manière, semble-t-il, de faire que l’homme lui revienne…

Je n’ai pas choisi mon état. C’est ma mère, peut-être le savez-vous, qui me l’a désigné quand j’étais enfant. Si j’y ai convenu, c’est, je crois, parce que de toujours j’ai eu gratitude envers Dieu de ce qu’il me donnait, et d’abord de vivre. Je me rappelle, tout petit, dans notre vieux château de la Rolphie, à Périgueux, où vous êtes né vous-même, Archambaud, mais où vous n’habitez plus depuis que votre père a choisi, voici quinze ans, de résider à Montignac… eh bien là, dans ce gros château assis sur une arène des anciens Romains, je me rappelle cet émerveillement qui m’emplissait soudain d’être vivant au milieu du vaste monde, de respirer, de voir le ciel; je me rappelle avoir ressenti cela surtout les soirs d’été, quand la lumière est longue et qu’on me conduisait au lit bien avant que le jour ne soit tombé. Les abeilles bruissaient dans une vigne qui grimpait au mur, sous ma chambre, l’ombre lentement emplissait la cour ovale, aux pierres énormes; le ciel était encore clair où passaient des oiseaux, et la première étoile s’installait dans les nuées qui restaient roses. J’avais un grand besoin de dire merci et ma mère m’a fait comprendre que c’était à Dieu, organisateur de toute cette beauté, qu’il fallait le dire. Et cela jamais ne m’a abandonné.

Ce jour d’hui même, tout au long de notre route, j’ai souvent un merci qui me vient au cœur pour ce temps doux que nous avons, ces forêts rousses que nous traversons, ces prés encore verts, ces serviteurs fidèles qui m’escortent, ces beaux chevaux gras que je vois trotter contre ma litière. J’aime à regarder le visage des hommes, le mouvement des bêtes, la forme des arbres, toute cette grande variété qui est l’œuvre infinie et infiniment merveilleuse de Dieu.

Tous nos docteurs qui disputent théologie dans des salles closes, et se lardent de creuses paroles, et s’invectivent de bouche amère, et s’assomment de mots inventés pour nommer autrement ce qu’on savait avant eux, tous ces gens feraient bien de se guérir la tête en contemplant la nature. Moi, j’ai pour théologie celle qu’on m’a apprise, tirée des pères de l’Église; et je ne me soucie point d’en changer…

Vous savez que j’aurais pu être pape… oui, mon neveu. D’aucuns me le disent, comme ils disent aussi que je pourrais l’être si Innocent dure moins que moi. Ce sera ce que Dieu voudra. Je ne me plains point de ce qu’il m’a fait. Je le remercie qu’il m’ait mis où il m’a mis, et qu’il m’ait conservé jusqu’à l’âge que j’ai, où bien peu parviennent… cinquante-cinq ans, mon cher neveu… et aussi dispos que je suis. Cela aussi est bénédiction du Seigneur. Des gens qui ne m’ont pas vu de dix ans n’en croient pas leurs yeux que j’aie si peu changé d’apparence, la joue toujours aussi rose, et la barbe à peine blanchie.

L’idée de coiffer ou de n’avoir pas coiffé la tiare ne me chatouille, en vérité… je vous le confie comme à un bon parent… que lorsque j’ai le sentiment que je pourrais mieux agir que celui qui la porte. Or, ce sentiment-là, je ne l’ai jamais connu auprès de Clément VI. Il avait bien compris que le pape doit être monarque par-dessus les monarques, lieutenant général de Dieu. Un jour que Jean Birel ou quelque autre prêcheur de dépouillement lui reprochait d’être trop dispendieux et trop généreux envers les solliciteurs, il répondit: «Personne ne doit se retirer mécontent de la présence du prince.» Puis, se tournant vers moi, il ajouta entre ses dents: «Mes prédécesseurs n’ont pas su être papes.» Et pendant cette grande peste, comme je vous le disais, il nous prouva vraiment qu’il était le meilleur. Je ne crois point, tout honnêtement, que j’eusse pu faire autant que lui, et j’ai remercié Dieu, là encore, qu’il ne m’ait point désigné pour conduire la chrétienté souffrante au travers de cette épreuve.

Pas un moment, Clément ne se départit de sa majesté; et il montra bien qu’il était le Saint-Père, le père de tous les chrétiens et même des autres, puisque lorsque les populations, un peu partout, mais principalement dans les provinces rhénanes, à Mayence, à Worms, se retournèrent contre les juifs qu’elles accusaient d’être les responsables du fléau, il condamna ces persécutions. Il fit même plus; il décida de prendre les juifs sous sa protection; il excommunia ceux qui les molestaient; il offrit aux juifs pourchassés l’asile et l’établissement dans ses États dont, il faut le reconnaître, ils ont refait la prospérité en quelques années.