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Mais pourquoi vous parle-je si longuement de la peste? Ah, oui! À cause des grandes conséquences qu’elle eut pour la couronne de France, et pour le roi Jean lui-même. En effet, vers la fin de l’épidémie, dans l’automne de 1349, coup sur coup trois reines, ou plutôt deux reines et une princesse promise à l’être…

Que dis-tu, Brunet? Parle plus haut. Nous sommes en vue de Bourdeilles?… Ah, oui, je veux regarder. La position est forte, en effet, et le château bien posé pour commander de loin les approches.

Voilà donc, Archambaud, le château que mon frère cadet, votre père, m’a abandonné pour me remercier d’avoir libéré Périgueux. Car, si je ne suis point parvenu à tirer le roi Jean des mains anglaises, au moins ai-je pu en tirer notre ville comtale et faire que l’autorité nous y soit rendue.

La garnison anglaise, vous vous rappelez, ne voulait pas partir. Mais les lances qui m’accompagnent, et dont certaines gens se gaussent, se sont, une nouvelle fois, révélées bien utiles. Il a suffi que j’apparaisse avec elles, venant de Bordeaux, pour que les Anglais fassent leurs bagages, sans demander leur reste. Deux cents lances et un cardinal, c’est beaucoup… Oui, la plupart de mes serviteurs sont entraînés aux armes, de même que mes secrétaires et les docteurs ès lois qui vont avec moi. Et mon fidèle Brunet est chevalier; je l’ai fait naguère anoblir.

En me donnant Bourdeilles, mon frère au fond se renforce. Car avec la châtellenie d’Auberoche, près Savignac, et la bastide de Bonneval, proche de Thenon, que j’ai rachetées vingt mille florins, voici dix ans, au roi Philippe VI… je dis rachetées, mais en vérité cela compensa pour partie les sommes que je lui avais prêtées… avec aussi l’abbaye forte de Saint-Astier, dont je suis l’abbé, et mes prieurés du Fleix et de Saint-Martin-de-Bergerac, cela fait à présent six places, à bonne distance tout autour de Périgueux, qui dépendent d’une haute autorité d’Église, presque comme si elles étaient tenues par le pape lui-même. On hésitera à s’y frotter. Ainsi j’assure la paix dans notre comté.

Vous connaissez Bourdeilles, bien sûr; vous y êtes venu souvent. Moi, il y a longtemps que je ne l’ai visité… Tiens, je ne me rappelais point ce gros donjon octogonal. Il a fière allure. Le voici mien, à présent, mais pour y passer seulement une nuit et un matin, le temps d’y installer le gouverneur que j’ai choisi, et sans savoir quand j’y reviendrai, si j’y reviens. C’est peu de loisir pour en jouir. Enfin, remercions Dieu pour ce temps qu’il m’y accorde. J’espère qu’on nous aura préparé un bon souper car, même en litière, la route creuse.

III

LA MORT FRAPPE À TOUTES LES PORTES

Je le savais, mon neveu, je l’avais dit, qu’il ne fallait point escompter, ce jour d’hui, aller plus loin que Nontron. Et encore n’y parviendrons-nous qu’après le salut, à nuit toute noire. La Rue me rebattait les oreilles: «Monseigneur se ralentit… Monseigneur ne va pas se contenter d’une étape de huit lieues…» Eh ouiche! La Rue va toujours comme s’il avait le feu au troussequin. Ce qui n’est point mauvaise chose, car avec lui mon escorte ne s’assoupit point. Mais je savais que nous ne pourrions quitter Bourdeilles avant le milieu du jour. J’avais trop à faire et à décider, trop de seings à donner.

J’aime Bourdeilles, voyez-vous; je sais que j’y pourrais être heureux si Dieu m’avait assigné, non seulement de le posséder, mais d’y résider. Celui qui a un bien unique et modeste en profite pleinement. Celui qui a possessions vastes et nombreuses n’en jouit que par l’idée. Toujours le ciel balance ce dont il nous gratifie.

Quand vous rentrerez en Périgord, faites-moi la bonne grâce de vous rendre à Bourdeilles, Archambaud, et voyez si l’on a bien réparé les toitures comme je l’ai commandé tout à l’heure. Et puis la cheminée de ma chambre fumait… C’est grande chance que les Anglais l’aient épargné. Vous avez vu Brantôme, que nous avons juste passée; vous avez vu cette désolation qu’ils ont faite d’une ville autrefois si douce et si belle au bord de sa rivière! Le prince de Galles s’y est arrêté, pour la nuit, le 9 du mois d’août, à ce qui vient de m’être dit. Et ses courtilliers et goujats, au matin, ont tout embrasé avant de repartir.

Je réprouve fort cette façon qu’ils ont de tout détruire, ardoir, exiler ou ruiner, comme il semble qu’ils s’y adonnent de plus en plus. Qu’on s’égorge à la guerre, entre gens d’armes, je le conçois; si Dieu ne m’avait désigné pour l’Église et que j’aie eu à mener bannières au combat, je n’aurais point fait de quartier. Qu’on pille, passe encore; il faut bien donner quelque agrément aux hommes dont on exige risque et fatigue.

Mais chevaucher seulement pour réduire le peuple à misère, griller ses toits et ses moissons, l’exposer à famine et froidure, cela me donne du courroux. Je sais le dessein; de provinces ruinées, le roi ne peut plus tirer impôt, et c’est pour l’affaiblir qu’on détruit ainsi les biens de ses sujets. Mais cela ne vaut. Si l’Anglais prétend avoir droit sur la France, pourquoi la ravage-t-il? Et pense-t-il, même s’il l’emporte par les traités après l’avoir emporté par les armes, pense-t-il en agissant de la sorte y être jamais toléré? Il sème la haine. Sans doute il prive d’argent le roi de France, mais il lui fournit des âmes qu’animent la colère et la vengeance. Trouver des seigneurs, ici ou là, pour faire allégeance par intérêt, oui le roi Édouard en trouvera; mais le peuple désormais lui opposera refus, car ce sont traitements inexpiables. Voyez déjà ce qui se produit; les bonnes gens n’en veulent point au roi Jean de s’être fait battre; ils le plaignent, ils l’appellent Jean le Brave, ou Jean le Bon, alors qu’ils devraient l’appeler Jean le Sot, Jean le Buté, Jean l’Incapable. Et vous verrez qu’ils sauront se saigner pour payer sa rançon.

Vous me demandez pourquoi je vous disais hier que la peste avait eu grave effet sur lui et sur le sort du royaume? Eh! mon neveu, pour quelques morts en mauvais ordre, des morts de femmes et d’abord de la sienne, Madame Bonne de Luxembourg, avant qu’il ne soit roi.

Madame de Luxembourg fut enlevée par la peste en septembre de 1349. Elle devait être reine, et eût été une bonne reine. Elle était, comme vous le savez, la fille du roi de Bohême, Jean l’Aveugle, qui avait si grand amour de la France qu’il disait que la cour de Paris était la seule où l’on pût vivre noblement. Un modèle de chevalerie, ce roi-là, mais un peu fou. Bien que n’y voyant goutte, il s’obstina de combattre à Crécy et, pour cela, il fit lier son cheval aux montures de deux de ses chevaliers qui l’encadraient de part et d’autre. Et ils se ruèrent ainsi à la mêlée. On les trouva morts tous les trois, toujours liés. Le roi de Bohême portait trois plumes d’autruche blanches au cimier de son heaume. Son noble trépas frappa si fort le jeune prince de Galles… il allait alors sur ses seize ans; c’était son premier combat, et il s’y conduisit bien, même si le roi Édouard estima politique d’exagérer un peu la part de son héritier dans cette affaire… le prince de Galles donc fut si frappé qu’il pria son père de lui laisser porter dorénavant le même emblème que feu le roi aveugle. Et c’est pourquoi l’on voit les trois plumes blanches surmonter à présent le heaume du prince.

Mais le plus important en Madame Bonne, c’était son frère, Charles de Luxembourg, dont nous avions, le pape Clément VI et moi, favorisé l’élection à la couronne du Saint Empire. Non que nous ne pensions avoir quelques embarras avec ce rustaud madré comme un marchand… oh! rien de son père, vous en jugerez bientôt; mais comme nous prévoyions aussi que la France connaîtrait de piètres moments, c’était la renforcer que de faire son futur roi beau-frère de l’Empereur. Morte la sœur, finie l’alliance. Les embarras, nous les avons eus avec sa Bulle d’Or; mais d’appui à la France, il n’en a guère donné, et c’est bien pourquoi je m’en vais à Metz.