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Et l’héritier, un mois plus tard, se remariait à son tour. Il avait hâte d’effacer l’outrage. Il fit l’enchanté de s’accommoder de Madame de Boulogne, veuve du duc de Bourgogne. Ce fut mon vénérable frère, le cardinal Guy de Boulogne, qui arrangea cette union pour l’avantage de sa famille, et le sien propre. Madame de Boulogne était, du point de vue de la fortune, un fort bon parti, ce qui aurait dû assainir les affaires du prince, déjà dépensier comme personne, mais ne servit en fait qu’à l’encourager au gaspillage.

La nouvelle duchesse de Normandie était plus âgée que sa belle-mère; elles produisaient ensemble un étrange effet aux réceptions de cour, d’autant que, pour la tournure et le visage, la comparaison n’était guère à l’avantage de la bru. Le duc Jean en éprouvait dépit; il s’était pris à croire qu’il aimait d’amour Madame Blanche de Navarre qui lui avait été si vilainement enlevée, et il souffrait torture en la voyant auprès de son père qui ne cessait de la mignoter en public, de la plus sotte façon. Cela n’arrangea pas les nuits du duc Jean avec Madame de Boulogne, et le rejeta davantage vers Monsieur d’Espagne. La prodigalité lui servit de revanche. On eût dit qu’il se redonnait de l’honneur en dilapidant.

D’ailleurs, après les mois de terreur et de malheur qu’on venait de traverser durant la peste, tout le monde dépensait follement. Surtout à Paris. Autour de la cour, c’était démence. On prétendait que cette débauche de luxe procurait travail aux petites gens. Pourtant on n’en voyait guère l’effet dans les masures et les soupentes. Entre les princes endettés et le commun peuple miséreux, il y avait l’échelon où le profit fuyait, happé par de gros marchands comme les Marcel, qui font négoce de draps, soieries et autres denrées de parure et se sont alors grassement enrichis. La mode devint extravagante, et le duc Jean, bien qu’il eût déjà trente et un ans, arborait en compagnie de Monsieur d’Espagne des cottes dentelées si courtes qu’elles leur laissaient paraître les fesses. On riait d’eux lorsqu’ils étaient passés.

Madame Blanche de Navarre avait été reine plus tôt que prévu; elle fut régnante moins longtemps qu’escompté. Philippe de Valois avait réchappé de la guerre et de la peste; il ne résista pas à l’amour. Tant qu’il avait vécu auprès de son acariâtre boiteuse, il était resté bel homme, un peu gras, mais toujours solide et allant, maniant les armes, chevauchant vite, chassant longtemps. Six mois de prouesses galantes auprès de sa belle épousée eurent raison de lui. Il ne quittait son lit qu’avec l’idée d’y retourner. C’était obsession; c’était frénésie. Il réclamait de ses physiciens des préparations qui le fissent infatigable au déduit… Quoi donc?… Il vous surprend que… Mais si, mon neveu, mais si; bien que d’Église, ou plutôt parce que d’Église, il nous faut être instruits de ces choses, surtout quand elles touchent la personne des rois.

Madame Blanche subissait, à la fois consentante, inquiète et flattée, cette passion qui lui était à tout moment prouvée. Le roi se glorifiait publiquement qu’elle fût plus vite lasse que lui. Bientôt il maigrit. Il se désintéressait de gouverner. Chaque semaine le vieillissait d’une année. Il mourut le 22 août 1350, à cinquante-sept ans, dont vingt-deux ans de règne.

Sous des dehors splendides, ce souverain auquel je fus fidèle… il était le roi de France, n’est-ce pas, et je ne pouvais d’autre part pas oublier qu’il demanda pour moi le chapeau… ce souverain avait été un très piteux capitaine et un financier désastreux. Il avait perdu Calais, il avait perdu l’Aquitaine; il laissait la Bretagne en révolte et maintes places du royaume incertaines ou ravagées. Par-dessus tout, il avait perdu le prestige. Ah si! tout de même, il avait acheté le Dauphiné. Nul ne peut être constamment catastrophique. C’est moi, il est bon que vous le sachiez, qui ai conclu l’affaire, deux ans avant Crécy. Le Dauphin Humbert était endetté à ne plus savoir à qui emprunter pour rembourser qui… Je vous conterai la chose par le menu une autre fois, si elle vous intéresse, et comment je m’y pris, en faisant porter la couronne de Dauphin par l’aîné fils de France, à faire entrer le Viennois dans le giron du royaume. Aussi puis-je dire, sans me vanter, que j’ai mieux servi la France que le roi Philippe VI, car lui n’a su que rapetisser alors que moi j’ai réussi à l’agrandir.

Six ans déjà! Six ans que le roi Philippe est mort et que Monseigneur le duc Jean est devenu le roi Jean II! Ce sont six ans qui ont passé si vite qu’on se croirait encore au début du règne. Est-ce parce que notre roi a fait si peu de choses mémorables, ou bien parce que, plus l’on vieillit, plus le temps semble fuir rapidement? Quand on a vingt ans, chaque mois, chaque semaine, tout enrichis de nouveautés, paraissent de grande durée… Vous verrez, Archambaud, quand vous aurez mon âge, si vous y parvenez, ce que je vous souhaite de tout mon cœur… On se retourne et l’on se dit: «Comment? Déjà une année passée? Comment a-t-elle coulé si vite!» Peut-être parce que l’on use beaucoup de moments à se souvenir, à revivre du temps vécu…

Et voilà; le jour est tombé. Je savais que nous n’arriverions à Nontron qu’à la nuit noire.

Brunet! Brunet!.. Demain, il nous faudra partir avant l’aurore car nous aurons longue étape. Donc que l’on harnache en temps, et que chacun soit pourvu de vivres car nous n’aurons guère loisir de faire arrêt. Qui est parti vers Limoges pour annoncer ma venue? Armand de Guillermis; c’est fort bien… Je dépêche ainsi mes bacheliers à tour de rôle, pour veiller à mon logement et aux apprêts de ma réception. Un jour ou deux en avance, mais pas plus. Juste ce qu’il faut pour que les gens s’empressent, et pas assez pour que les plaignants du diocèse puissent accourir et m’accabler de leurs suppliques… Le cardinal? Ah! nous n’avons su que la veille; hélas, il est déjà parti… Autrement, mon neveu, je serais un vrai tribunal ambulant.

IV

LE CARDINAL ET LES ÉTOILES

Eh! mon neveu, je vois que vous prenez goût à ma litière, et aux petits repas qu’on m’y sert. Et à ma compagnie, et à ma compagnie, bien sûr… Prenez de ce confit de canard dont on nous a fait présent à Nontron. C’est spécialité de la ville. Je ne sais comment mon maître queux s’est arrangé pour nous le garder tiède…

Brunet!.. Brunet, vous direz à mon queux combien j’apprécie qu’il conserve un peu chauds les mets qu’il m’apprête ainsi pour la route; il est habile… Ah! il a des braises dans son chariot… Non, non, je ne me plains point qu’on me serve deux fois à la suite les mêmes nourritures, du moment qu’elles m’ont plu. Et j’avais trouvé bien savoureux ce confit, hier soir. Remercions Dieu de nous en avoir pourvus à suffisance.

Le vin, certes, est un peu vert et léger de corps. Ce n’est pas le vin de Sainte-Foy ou celui de Bergerac, auxquels vous êtes accoutumé, Archambaud, sans parler de ceux de Saint-Émilion et de Lussac qui sont régal, mais qui partent tous à présent de Libourne, par vaisseaux pleins, pour l’Angleterre… Palais français n’y ont plus droit.

N’est-ce pas, Brunet, que cela ne vaut point un gobelet de Bergerac? Le chevalier Aymar Brunet est de Bergerac, et ne juge rien de meilleur que ce qui croît chez lui. Je le moque un peu là-dessus…

Ce matin, c’est dom Francesco Calvo, le secrétaire papal, qui m’a fait compagnie. Je voulais qu’il me remémorât les affaires dont j’aurai besogne à Limoges. Nous y resterons deux jours pleins, peut-être trois. De toute façon, sauf à y être obligé par quelque urgence ou mandement exprès, j’évite à cheminer le dimanche. Je désire que mon escorte puisse assister aux offices et prendre son repos.