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Ce fut le début d’une période kafkaïenne dont ses nerfs fragiles se seraient bien passé. L’enfant avait une grosse bosse, mais les parents avaient dramatisé l’événement jusqu’à réclamer des dommages et intérêts exorbitants. Bouc émissaire de toute l’affaire, Nicolas fut pris dans un engrenage, personne ne songea à remettre en question sa « faute grave », et il vit s’entrouvrir les portes de l’enfer, en l’occurrence celles de la prison. Il ne connaissait pas d’avocat et s’était souvenu d’un copain de lycée qu’il avait revu, par hasard, bien des années plus tard : maître Barataud. Il fut assigné devant le tribunal de grande instance, le procès eut lieu un an plus tard, et maître Barataud réussit à incriminer l’automobiliste et la réaction disproportionnée du grand frère qui avait fait chuter le petit. Pour Nicolas, le cauchemar se terminait. Cette année-là, son angoisse avait gagné un peu plus de terrain chaque jour, au point d’être prioritaire sur tout le reste, sur la vie même ; une dépression qui n’osait pas dire son nom. Maître Barataud, devenu Jacot, avait su être présent aux bons moments, sa parole avait le pouvoir de calmer une machine d’anxiété qui pouvait s’emballer à chaque instant, surtout la nuit.

— Jacot ? Je te réveille ? Je sais qu’il est tard mais… Tu crois que je vais aller en prison ?

— … Non, Nicolas. Tu n’iras pas en prison.

— Je sens dans ta voix comme une volonté de me rassurer, mais tu n’en crois pas un mot.

— J’ai la voix d’un type qui se réveille à 3 heures du matin.

— Je vais y aller ou pas ?

— Non. C’est impossible, pas dans un cas comme celui-là.

— Et si le juge est un type dont le fils a été victime d’un accident de la route ? Il voudra se venger sur moi.

— …?

— Tu ne parles plus, là… Tu n’avais pas prévu un cas pareil.

— Non, je n’avais pas prévu un cas pareil. Mais ça ne changerait rien. Tu n’iras pas en prison. Même si tu écopais du maximum prévu, tu n’irais pas. Tu me fais confiance ?

— … Oui.

— Je dois raccrocher, je plaide demain.

— Jacot ! Une dernière question : quelle est la différence entre « Centrale » et « Maison d’arrêt » ?

Aujourd’hui, Nicolas avait beau se sentir redevable, il était terrorisé à l’idée de parler de ça. Il ne savait ni rassurer par la parole ni écouter intelligemment. On sentait la gêne sous ses silences, parfois la panique.

— J’ai eu des résultats hier. Les leucocytes ça va, l’hémoglobine ça va, c’est les plaquettes.

— … Oui ?

— Elles baissent depuis le début de la cure, il y a risque d’hémorragie, ils vont me faire une transfusion.

— …

— Je devais partir un jour ou deux à la campagne pour me remettre des chimios, mais je crois que je vais rester. Tu es là, ce week-end ?

— Je ne sais pas encore.

— Si tu es libre, on se prend un café ?

— Je te fais signe.

La gueule de bois n’en finissait plus et cette bouffée de lâcheté en fin de journée n’arrangeait rien. Au lieu de profiter de cette chaude soirée de juin, Gredzinski quitta son bureau avec la ferme intention de se coucher avant la tombée de la nuit. Une fois dehors, il respira un grand coup pour chasser les miasmes de l’air conditionné et se dirigea vers la passerelle, à gauche de l’esplanade. À la terrasse du Nemrod, José, Régine, Arnaud, Cendrine et Marcheschi lui proposèrent de se joindre à leur apéritif. Ce verre quotidien était devenu un rite de décompression, le café proposait des happy hours — deux verres pour le prix d’un entre 18 et 20 heures — et les membres de ce petit club ultra-fermé, dont Nicolas faisait partie, ne cherchaient plus à recruter, comme si le bon équilibre avait été trouvé.

— Tu as bien cinq minutes, non ?

Nicolas se sentit en devoir de résister et se pencha à l’oreille de José.

— J’ai un peu bu hier et j’en ai bavé toute la journée. Je vais rentrer.

— Surtout pas ! Il faut traiter le mal par le mal ! Assieds-toi.

Nicolas Gredzinski n’avait jamais appris à dire non, c’était un des nombreux effets pervers de son anxiété.

— Qu’est-ce que tu as bu, hier ?

… Qu’avait-il bu, hier, pour le mettre dans un tel état ?

— Je crois que c’était de la vodka.

José se tourna vers le serveur et commanda une vodka glacée pour réconcilier remèdes de bonne femme et ivrognerie universelle. Les autres regardaient passer le rush des employés du Groupe, et certaines têtes leur inspiraient d’impitoyables quolibets. À ce jeu-là, Nicolas n’était pas le meilleur. Il avait, comme tout le monde, sa dose de malveillance, mais sa timidité naturelle, a fortiori devant Régine et Cendrine, l’empêchait de trouver l’adjectif qui tue. Jean-Claude Marcheschi, en revanche, ne manquait pas de repartie, c’était presque son métier. Grand ponte du secteur Fusions & Acquisitions du Groupe Parena — plus précisément Managing Director of the Merger and Acquisition Department — il jonglait avec les marchés financiers, achetait et vendait tous types de sociétés de par le monde. Le Groupe lui devait une belle contribution au chiffre d’affaires, et donc une partie non négligeable du salaire des gens présents à la table. Pendant que le serveur posait devant Nicolas un petit verre glacé, tous écoutaient Marcheschi égratigner le directeur financier des trois chaînes câblées que possédait le Groupe. En souriant à ses bons mots, Nicolas but les premières gouttes de ce liquide incolore et inodore, apparemment sans âme, porteur de lendemains qui déchantent. Fallait-il que la bouche ne soit qu’une plaie ouverte pour la soigner à l’alcool.

— Magda est passée vous voir pour vos dates de vacances ? demanda Régine à la cantonade.

— Première quinzaine de juillet au cap d’Agde, dit José, seconde quinzaine de septembre à Paris, pour finir mes travaux.

Dès la première gorgée, Nicolas reçut un uppercut dans la poitrine, ferma un instant les yeux et bloqua sa respiration en attendant la brûlure.

— Moi, je pars à Quiberon avec ma famille, dit Arnaud, ça repose, j’en ai besoin.

Et cette brûlure contenait en elle l’imminence d’un plaisir, celui de la délivrance. Un feu purificateur emportait tout sur son passage : sa journée perdue, sa mauvaise conscience, ses vains remords, ses pensées sinistres. Tout.

— Si j’ai assez d’argent, je pars avec mon chéri en Guadeloupe, dit Régine.

L’incendie se calma vite pour ne laisser qu’une flammèche allumée quelque part à l’intérieur. Tout irait mieux, maintenant. Il le sentait dans tout son corps. Sans même s’en rendre compte, il poussa un soupir de sérénité, comme si le cœur atteignait enfin son point d’inertie et d’équilibre. De paix.

— Moi, c’est la mer, dit Cendrine, n’importe laquelle, sinon j’ai l’impression de n’avoir pas pris de vacances.

Le goût commençait seulement à apparaître, subtil. Le poivre, les épices, le sel et la terre. Le pouvoir brut.

— J’hésite, dit Marcheschi, on m’a proposé la descente des gorges du Verdon en rafting, mais je peux aussi passer à Séville voir quelques corridas.

Ainsi donc, on trouvait en ce bas monde un liquide capable de déclencher un incendie dans un dé à coudre et de le délivrer du fardeau qu’il portait depuis toujours. Il vida son verre en cherchant une dernière piqûre de bonheur sur la langue.

— Et toi, Nicolas, tu retournes chez tes copains dans les Pyrénées ?