Выбрать главу

— C’est quoi, toutes ces photocopies ?

Nadine, venue le chercher à l’improviste au Cadre bleu, le surprit dans l’arrière-boutique au milieu de sa paperasse étalée à terre. Huit jours qu’il dépouillait, surlignait, classait, découpait, cochait, et brûlait tout ce dont il n’avait plus besoin. Huit jours passés à la découverte d’un autre monde, au détriment du sien et de son travail. Dans un tiroir, il prit soin de ranger son Guide Marabout de l’Agent de recherches pour le soustraire au regard de Nadine, un ouvrage qui avait le mérite de débarrasser le métier de pas mal de poncifs et d’en décrire les réalités quotidiennes. Ce matin même, il avait lu l’interview d’un privé qui parlait de son job avec beaucoup de sobriété et de précision, un ton qui inspirait confiance et coupait court à pas mal d’idées toutes faites.

— J’ai demandé de la doc sur ce type qui a inventé le Cassandre et le Carabin.

— Le quoi ?

Nadine était déjà passée à autre chose et se promenait dans l’atelier en espérant trouver un petit quelque chose à se mettre sous les yeux.

— C’est un gars que j’ai connu quand je bossais au musée, il vient d’inventer deux cadres qu’on peut visser directement dans le mur. Je veux bien t’expliquer mais uniquement si ça t’intéresse.

— Tu vas les utiliser, ces cadres, toi ? demanda-t-elle devant une affiche originale de Scarface qu’il devait encadrer pour le lendemain.

— Non, je ne crois pas, mais j’ai envie de savoir pourquoi il a inventé ces cadres, et pas moi.

— Comment veux-tu répondre à une question pareille ?

— Si tu avais vu ce type-là, à l’époque… Il avait un petit côté étriqué, pas à l’aise, comment imaginer qu’il aurait pu avoir une idée aussi brillante ?

— Tu m’emmènes dîner ?

Le mensonge allait désormais jouer un rôle capital dans la vie de Blin. Pour lui, un mensonge qui faisait ses preuves assez longtemps devenait réalité. Les idées reçues, les réputations usurpées, les compromis historiques étaient des mensonges qui avaient résisté au temps ; plus personne aujourd’hui ne songeait à les remettre en question. Un jour, peut-être, croirait-il lui aussi qu’un type du musée d’Orsay avait inventé le fameux cadre Cassandre qui se visse dans le mur ; en attendant, il avait coupé court à la curiosité de Nadine. Il ferma boutique, monta dans la voiture et se laissa conduire dans un restaurant chinois dont elle raffolait. Durant tout le dîner, pensif, il la regarda sourire, manier ses baguettes, changer d’avis sur sa commande. D’habitude elle n’était pas si bavarde, il l’écouta raconter sa journée dans le détail. Leurs routes devaient bientôt se séparer, il allait disparaître aux yeux du monde, et le monde ne s’en apercevrait même pas. En aucun cas il ne voulait la rendre malheureuse, la forcer à subir son absence, lui imposer sa disparition comme un diktat, la condamner au doute, lui laisser espérer un retour, imaginer les pires choses que personne ne viendrait contredire. Celle qui lui avait dit Je t’aime n’en souffrirait pas. Jamais il ne ferait d’elle une femme qui attend. Un autre le remplacerait vite dans le cœur de Nadine et prendrait soin d’elle mieux qu’il n’avait su le faire. Il lui fallait maintenant imaginer une fin à leur histoire avant de disparaître pour de bon.

En la regardant boire son thé à petites gorgées, il se souvenait des limites qu’ils s’étaient données le jour de leur emménagement, comme s’ils avaient subi d’autres vies conjugales, comme s’ils savaient par cœur ce qu’était un couple et comment le faire durer. Ne pas essayer de changer l’autre avait été la règle numéro un. Aujourd’hui, il ne savait plus quoi en penser, mais une chose était sûre, il trouvait bien plus captivant de se changer soi-même.

Plus tard dans la soirée, ils firent l’amour sans ferveur, animés par un désir tacite de respecter une norme de couple sans avoir à prononcer le mot érosion, même s’il n’y en avait pas de meilleur.

*

Étrange sentiment de culpabilité. Tourner autour d’une cabine téléphonique pendant un bon quart d’heure pour trouver le courage d’appeler La Vigilante, l’une des plus anciennes agences de détectives privés, peut-être la plus sérieuse. Demander à parler à Philippe Lehaleur, l’agent de recherches qui, dans sa longue interview, avait intrigué Blin par sa franchise et son second degré. Celui-ci étant absent, on lui proposa un autre détective ; Blin préféra rappeler deux heures plus tard. Compte tenu de l’article en question, il n’était sans doute pas le seul à vouloir le contacter. Il prit son mal en patience et, dans un café, lut sa bible sur les détectives privés modernes. En fin d’après-midi, il réussit à le joindre.

— J’ai lu une interview de vous, dans le journal.

— C’est pour un rendez-vous ?

— Oui.

— Qu’est-ce qui vous arrangerait ?

— Tout de suite.

— Je reçois quelqu’un dans une demi-heure, ça ne va pas être possible.

— Je suis tout près de vos bureaux.

— Si vous voulez me confier une affaire, ça risque de prendre plus longtemps que vous ne pensez.

— C’est plus simple et plus compliqué à la fois.

— Dix minutes, ça ira ?

Lehaleur ne fut pas vraiment surpris, c’était même la façon typique de procéder pour qui veut en découdre avec ce job. D’emblée il chercha à mettre Blin en garde contre la part de romanesque et de fantasme qui collait aux semelles du détective privé ; il considérait son métier comme un des plus rigoureux, peut-être un des plus contraignants, parfois l’un des plus pénibles. Il insista sur le charlatanisme ambiant, les idées reçues et les motivations incertaines, toutes choses lues et relues par Blin dans son dossier de presse. Pour la première fois, il les entendait de la bouche d’un type dont le métier consistait à suivre les gens dans la rue, planquer dans une voiture avec une Thermos, photographier des couples qui s’embrassent aux terrasses des cafés. Un œil sur sa montre, Lehaleur conclut en disant que le seul moyen de connaître le métier était de faire un stage dans une agence qui voudrait bien de lui. La sienne n’avait besoin de personne, mais il prendrait le temps d’y réfléchir.

— J’ai quarante ans. Ce n’est pas trop vieux pour commencer ?

— À bien y réfléchir, ce serait plutôt un atout. Si toutefois vous prenez le risque, comme ceux que vous observez, de perdre toute vie privée.

*

C’était une maison malade, vide, mais toujours debout. Yvette et Georges Blin s’y étaient installés dès leur rencontre et avaient fini par l’acheter pour une bouchée de pain. C’est là qu’ils s’étaient mariés, c’est là qu’ils avaient fait une place à leur fils unique, c’est là qu’un soir Georges était rentré en se plaignant d’une douleur vers l’épaule gauche. Le lendemain, le petit Thierry avait vu la maison pleine de monde. Et sa mère qui, d’habitude, savait répondre à ses questions était restée muette.

Dès lors ils vécurent tous les deux, condamnés à cette baraque. Après tout, c’était un petit pavillon de banlieue avec son coin de verdure, son voisinage paisible — tant d’autres gosses de Juvisy se contentaient d’un terrain vague au flanc d’une cité. Ceux qui avaient conçu et construit cet endroit ne s’étaient posé aucune question sur le bien-être de ceux qui allaient y vivre. L’espace se partageait en trois pièces identiques, trois carrés d’une rectitude parfaite, deux chambres trop grandes et, au milieu, un salon cuisine où il était impossible de circuler, où personne n’avait envie de séjourner. Ils avaient connu la chaudière à mazout à l’odeur entêtante, les allées et venues d’Yvette, le jerrican à la main pour remplir le réservoir ; Thierry s’en servait de grill, il avait appris tout jeune à y cuire du popcorn et des châtaignes. La toile de jute rouge cachait la lèpre qui envahissait les murs et le linoléum gondolé offrait une piste de billes bien plus intéressante qu’un carrelage trop lisse. La salle de bains était froide et sans la plus petite ouverture au jour. Il n’y avait pas de grenier mais une cave laissée à l’abandon — l’aménager aurait coûté bien trop cher. Thierry n’y était jamais descendu, il s’imaginait vivre au-dessus d’un trou noir, mystérieux, plein de tout ce qu’on raconte sur les caves. À l’adolescence, il commença à se sentir mal à l’aise entre les murs de sa chambre. Il se laissait facilement inviter chez les copains, traînait tard le soir autour du banc public, déjeunait à la cantine du lycée, tout proche. La nuit, il écoutait de la musique au casque et se projetait aux Amériques, le temps d’un disque. Il quitta la maison juste après le baccalauréat pour une chambre de bonne, place Daumesnil, à Paris ; la vie pouvait commencer. Il ne revenait au 8, rue Jean-Perrin à Juvisy que pour visiter sa mère, le samedi. Elle retourna vivre, et mourir, là où elle était née, en Vendée ; sa vie durant, elle avait redouté, à cause d’antécédents familiaux, cette rupture d’anévrisme.