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Blin gara sa voiture devant le grillage de l’entrée, la rue était vide, silencieuse comme il l’avait toujours connue, et plus encore depuis que les chiens avaient disparu. Les volets verts de la maison étaient mangés par la rouille, le chiendent avait poussé entre les dalles. Il préféra attendre dehors son rendez-vous avec Keller, un promoteur de la Sedim intéressé par le rachat et la réunion de cinq parcelles de terrain, dont celle de Blin. L’homme était affable, prêt à toutes les simagrées pour emporter le morceau ; Thierry se garda de le rassurer jusqu’au dernier moment. Après tout, il n’était pas seul sur les rangs, il y avait ce couple de gosses. Un amour tout frais, l’idée d’un bonheur à l’ancienne qui plaçait leur chez nous avant tout le reste. Avec un crédit déjà accordé, ils pouvaient prétendre à une petite bicoque qui grandirait au rythme des enfants et de leur temps libre. Ils étaient courageux et donnaient envie qu’on les aide. Malgré tout, Thierry préférait conclure avec la Sedim pour trouver un arrangement occulte avec Keller, baisser le prix de vente et obtenir un dessous de table en liquide dont il allait avoir besoin dans les mois à venir. En outre, il ne pouvait imaginer un jeune couple s’installer là comme ses parents l’avaient fait. Il fallait à tout prix leur donner une chance de bâtir ailleurs, dans un endroit sain, neuf, loin des mauvaises vibrations, d’un passé qui suintait sur les murs. Cette maison ne serait jamais un chez nous, elle n’avait pas été celui de Georges et Yvette. S’ajoutait une dernière raison, de loin la plus cruciale : Thierry voulait la voir détruite. Celui qu’il allait devenir ne trouverait jamais sa place nulle part si cette maison tenait toujours debout, même dans sa mémoire.

De fait, il fit le voyage, un matin d’octobre, pour assister au spectacle. À 8 heures, le bulldozer arriva, ponctuel, et coucha la baraque sur le flanc en un seul passage. Hypnotisé, Thierry vit les parois fissurées d’humidité tomber d’elles-mêmes, la charpente craquer, les tuiles se disperser comme un château de cartes, il vit les murs rouges de sa chambre se mélanger à l’émail de la salle de bains, l’angle graisseux de la cuisine s’ouvrir à ciel ouvert, la chambre de ses parents finir en carcasse de plâtre et parpaings, une mosaïque de petits moments de sa vie qui s’enchevêtraient avant d’être réduits en miettes. L’évier qu’il atteignait en montant sur une chaise fit une courbe dans les airs avant de retomber sur le lino vert où il avait fait ses premiers pas ; une tapisserie que son père avait accrochée dans le recoin salon fut broyée dans les gravats des marches du perron où tous les trois prenaient le frais, tard, les soirs d’été ; sous la toile de jute qui se détachait comme une peau morte, un papier peint à grosses fleurs réapparut, et avec lui, une série de photos de Thierry dans son berceau, collées dans l’album de famille. Les mâchoires du bulldozer avalaient et recrachaient des pans entiers de son enfance jusqu’à en faire table rase.

Le moteur se tut enfin. Thierry se promena dans les décombres pour le seul plaisir de les piétiner et quitta le quartier pour toujours.

*

Lehaleur se manifesta plus vite que prévu et lâcha un nom au téléphone, celui de Pierre-Alain Rodier.

— Il nous est arrivé de travailler ensemble. Il est en fin de carrière et cherche un stagiaire pour tromper sa solitude. Il ne vous paiera pas, mais il peut vous apprendre tout ce qu’il faut savoir sur le métier. Je ne vous ai pas recommandé, mais je l’ai prévenu que vous alliez l’appeler.

Sans trop y croire, Blin se laissait porter en attendant le moment où quelque chose l’arrêterait. Il décrocha un rendez-vous dans la semaine.

L’agence de Pierre-Alain Rodier était attenante à son appartement dans un immeuble bourgeois du VIIIe arrondissement. Une vieille moquette, un bureau avec Minitel, un ordinateur, des encyclopédies, des dossiers en vrac derrière une porte, un petit cadre avec les tarifs de la maison, un autre avec le portrait de Vidocq. Rodier avait cinquante-huit ans, un physique de petit monsieur tranquille, plutôt mince, des cheveux jaunis par le tabac, une moustache grise, des yeux fatigués mais un vrai sourire espiègle. Si Blin joua franc jeu — il était encadreur, il avait envie de changer de métier, quelque chose l’attirait dans celui de détective — Rodier en fit autant — il avait bien moins de patience qu’avant, il avait besoin de compagnie, il voulait transmettre ce qu’il savait avant de tirer sa révérence. Le candidat devait être disponible jour et nuit, week-ends compris. Sur ce dernier point, il ne laissa pas à Blin le temps de discuter les modalités.

— Vous pouvez commencer quand ?

— Assez vite.

— Demain, 7 heures ?

— …?

— 70, rue de Rennes. Ce sera votre première filature.

— Pardon ?

— Il n’y a pas d’autre façon d’apprendre.

NICOLAS GREDZINSKI

C’était donc ça l’alcoolisme ? On lui avait toujours dit que celui qui boit vit mille plaies quotidiennes ; ses vaisseaux, ses organes, sa peau sont rongés, aigres, en proie à une décomposition lente, le corps entier exsude une odeur âcre, tout ça conduit en droite ligne au lamentable, jusqu’au définitif, ce jour où, au-dessus de la tombe du malheureux, on entend dire : il buvait. Pour Nicolas, tout ceci n’était rien comparé au vrai drame de l’alcoolique, cette détresse au fond du cœur dès qu’il ouvre l’œil, le remords d’avoir été enfin heureux, la veille. Au bout du compte, c’était bien la seule chose qui fût trop cher payée. On devrait interdire l’alcool aux angoissés, ce sont des proies faciles : ils ont la faiblesse de croire, l’espace d’un soir, qu’ils ont droit à leur part de bonheur.

Rien n’y faisait, ni la douche brûlante en jet dru sur son front, ni le café, ni l’eau gazeuse, ni l’aspirine, ni le Saint-Esprit, ni la promesse de ne plus jamais y retoucher. Il se jura de ne pas revivre le calvaire de l’interminable gueule de bois. En passant devant la cafétéria, il se souvint d’un conseil à ne pas suivre.