Выбрать главу

— Une bière, s’il vous plaît.

Il avait commandé son demi sans s’en rendre compte, au milieu du va-et-vient du matin, à l’heure où l’arôme du café se répand dans l’atrium. Il se ravisa et demanda une boîte de Heineken qu’il glissa dans sa serviette d’un geste prudent. À peine entré dans son bureau, il pressa le métal glacé contre son front. Là où la chaleur de la douche avait échoué, il aurait juré que l’étau se desserrait déjà. Il en but plusieurs gorgées, comme de l’eau fraîche après l’effort.

Une seconde plus tard, il sortit de l’ornière et se mit à croire aux miracles.

— Nicolas, tu as un moment ?

Mergault, du service comptabilité, dans l’entrebâillement de la porte, la main sur la poignée, tout impressionné de voir un collègue descendre sa Heineken à grandes goulées.

— Tu peux pas frapper ? Tu n’as jamais vu quelqu’un boire de la bière ? Pas la peine de regarder ta montre, il est exactement 9 h 30 du matin.

Défait, Mergault referma la porte. Sans éprouver le moindre regret, Nicolas but les dernières gorgées, attentif aux effets de l’alcool sur sa détresse, et rien au monde ne pouvait le détourner de cette sensation de délivrance. Il se cala dans son fauteuil, au chaud, les paupières closes, à mi-chemin entre deux univers.

Tout ce dont il se souvenait, c’était d’avoir parlé à une fille dans un bar. S’il n’avait pas tout gâché, il se serait peut-être réveillé près d’elle ce matin. Il aurait vécu la journée entière attendri par son souvenir, imprégné de son parfum. Jamais le hasard ne lui avait permis de vivre un tel moment. Toutes les femmes qu’il avait connues faisaient partie du décor et lui étaient tombées dans les bras selon une certaine logique ; des rencontres qui devaient se faire, certaines planifiées, d’autres pas si surprenantes, des femmes qui étaient là où il se trouvait et le lui faisaient savoir. En aucun cas, il n’était le type qui entre dans un bar pour boire un verre et en ressort avec une femme à son bras. Hier, il avait raté une chance unique de faire partie de cette race-là, celle qu’il admirait depuis toujours.

Et vous faites quoi, dans la vie ?

Pourquoi la fille d’hier avait-elle pris la mouche pour une question si inoffensive ? Nicolas n’était sans doute pas assez ivre pour éviter tous les poncifs que l’on se sent obligé de débiter dans pareil cas, mais la question n’était pas sournoise. Il n’avait même aucune envie de savoir ce que cette femme faisait, il y avait mille choses à connaître avant celle-là.

Et dans la vie, vous faites quoi ?

Son mal de tête venait de là. Remords de n’avoir pas pu s’empêcher d’être celui qu’il avait toujours été, regret de ne pas avoir su être l’homme qui entre dans un bar pour boire un verre et en ressort avec une femme à son bras. Il avait failli être ce type-là, il en avait déjà les gestes, la malice, le sens de l’instant, et parlait presque couramment sa langue. Il essaya de se raisonner : aborder une femme dans un bar, c’était s’embarquer pour une destination brumeuse, la chronique annoncée d’un naufrage, d’un réveil honteux. Ce moment où l’autre n’est plus le seul être au monde mais le seul que l’on aimerait savoir aux antipodes. Un petit moment d’horreur.

Après tout, qu’est-ce que j’en sais ? se demanda-t-il, à juste titre, puisque ça ne lui était jamais arrivé.

La bière s’avérait bien plus efficace que tout le reste, il avait la curieuse impression que son cerveau reprenait sa taille normale. Il sortait peu à peu de sa gangue de fatigue, la journée pouvait commencer.

— Allô, c’est Muriel. Vous ne savez pas où est M. Bardane, j’ai un appel pour lui.

— Il devait rentrer ce matin.

— Je suis ennuyée, ça fait plusieurs fois que cette personne rappelle.

Au moment où il s’y attendait le moins, Nicolas sentit poindre une lointaine et très légère euphorie. Une envie soudaine de faire le malin.

— Qui est-ce ?

— M. Vernaux, de la société Vila pharmaceutique.

— Passez-le-moi.

— … Mais… C’est un appel pour M. Bardane…

— Je me tape le suivi du dossier et j’aimerais éviter de tout planter en dernière minute parce que monsieur n’est pas là.

À l’occasion de leur fusion avec la société Scott, les produits pharmaceutiques Vila avaient fait un appel d’offres à plusieurs agences de communication, dont la Parena, pour la création de leur identité visuelle, qui incluait la recherche d’un nouveau nom et d’un nouveau logo. Bardane avait fait plancher ses graphistes sans leur donner de plan précis, les obligeant à improviser.

— Monsieur Vernaux ? Nicolas Gredzinski, je remplace Alain Bardane pendant son absence. En parcourant le dossier j’ai cru comprendre que vous n’étiez pas satisfait de la charte graphique que notre service artistique vous a proposée.

Il se foutait bien d’usurper la place de son chef et cherchait uniquement à rattraper une erreur. Bardane lui apparut plus que jamais comme un tocard sur le point de se faire souffler un énième contrat.

— Vous êtes au courant ?

— Et je pense que vous avez tort.

— …?

— Le problème c’est que vous voulez du beau quand nous vous proposons de l’efficace. Le logo que l’on vous a proposé n’est pas forcément « beau » mais vous le garderez les cent prochaines années.

— Si je comprends bien, vous êtes en train de me dire que je n’ai aucun goût.

— Non, je dirais même que vous en avez trop. Si vous demandez du beau à un concurrent, il vous en donnera, il vous donnerait n’importe quoi pour vous avoir comme client.

— …

— Franchement, vous le trouvez beau, vous, l’habillage de Pepsi ? Des milliards de dollars de recette par an. Celui du café Mariotti est splendide, c’est du Raphaël : ils ont déposé le bilan l’année dernière. Je peux vous le dire, c’était un client à nous. Il voulait de la Renaissance, il en a eu.

— …

— Je serais peut-être d’accord avec vous sur la couleur, je n’aime pas trop ce vert amande, trop évident, trop déceptif, je verrais quelque chose de plus dynamique, un vermillon. Pour la typo, on pourrait trouver moins moderne, plus sobre. C’est quoi, déjà, le nom qu’on vous a proposé ?

— Dexyl.

— Pas terrible. Tous ces noms artificiels, interchangeables, pseudo-modernes, ça n’a aucun intérêt. Profitez de la fusion pour faire aussi fusionner les noms, pourquoi ne vous appeleriez-vous pas tout simplement Vila-Scott. Moi, ça m’inspirerait confiance sur une boîte d’aspirines.

— Vous vous rendez bien compte que vous critiquez le travail de vos créatifs ?

— Vous voulez qu’on fasse un tout dernier essai ?

— … Écoutez… je…

— Je vous l’envoie par fax d’ici la fin de matinée.

— Juste pour voir, hein…

— Vous me rappelez dès que vous en avez pris connaissance ?

— Sans faute. Monsieur…?

— Nicolas Gredzinski.

En raccrochant, il éclata de rire. Il venait de se brouiller avec le service artistique, Bardane allait vouloir sa peau pour le simple fait d’avoir parlé à un client et modifié un projet sans son aval. Son parcours dans la société allait prendre vingt années de retard sur ce qui était prévu.

À sa grande surprise, il s’en foutait.

*

Steak haché, gratin dauphinois. Nicolas se laissa tenter par un quart de rouge. Depuis six ans qu’il travaillait pour le Groupe, il ne l’avait jamais goûté. Dès qu’il eut posé le pichet sur son plateau, il s’arrêta devant le fromage pour se donner bonne conscience et prit une part de brie en sachant que personne ne le remarquerait, mais que tous feraient une réflexion sur le vin. Cécile trouva une table où ils purent s’installer à cinq. À peine assis, Nicolas repéra le regard en biais de Nathalie.