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— Qu’est-ce que tu bois ?

— Du vin.

— Du vin…?

— Oui, du vin, tu sais, ce liquide rouge et âcre qui modifie les comportements.

— Tu bois du vin, toi ? reprit Hugo.

— Je ne savais pas que tu buvais du vin, dit Cécile.

Nicolas, le sourire figé, dut retenir un début d’exaspération.

— Je ne « bois pas du vin », je varie un peu de l’ordinaire. Et le fromage, avec de l’eau, vous avouerez que c’est triste à n’importe quelle heure.

— Il doit pas être terrible, dit Cécile en fronçant le nez.

— Quoi, le brie ?

— Le vin.

— Moi, le vin au déjeuner, ça m’endort, dit José, après je ne suis plus bon à rien pour le reste de l’après-midi.

— J’en boirais bien, moi, dit Hugo, si je n’avais pas peur que ça me donne la couperose et une haleine de mataf.

Nicolas n’en espérait pas tant. Qu’auraient-ils dit s’ils l’avaient vu, hier, pris de vodka, face à une femme qui faisait marcher sa boîte à rêves à coups de juliénas et son Zippo au Miss Dior ? Nicolas sentit tout à coup une espèce de fissure s’ouvrir entre le reste de la table et lui, une rupture insidieuse mais réelle. Sa petite parcelle se détachait du continent pour se mettre à dériver lentement. Pour la première fois de sa vie, on l’avait regardé comme un homme qui boit. Quelque chose lui dit que ce n’était pas la dernière.

Nicolas ne suivit pas ses collègues à la cafétéria ; à l’arôme du café il préférait celui, plus poivré, du côtes-du-rhône. Je ne bois que du vin. Loraine avait dit ça avec un incroyable naturel, un mélange de sérieux et de plaisir qui semblait venir de loin. À l’inverse de José, Nicolas sentit sa force de travail enfin réparée. Il y avait même plus encore : un surcroît d’énergie teinté d’optimisme lui donna envie de saluer tous ceux qu’il côtoyait à longueur d’année sans leur parler vraiment. On ne lui en laissa pas le temps.

— M. Bardane veut vous voir d’urgence ! dit Muriel.

— Il a fini par arriver ?

Nicolas se dirigea vers le bureau de son chef pour en finir une bonne fois pour toutes. Ce qui devait arriver arriva, mais d’une triste manière ; il dut subir une engueulade de qualité médiocre, Bardane n’ayant aucun talent pour le comminatoire, aucun style dans les impératifs, aucune subtilité dans les menaces. Il ne cherchait pas de véritable échange et se contentait de rejeter systématiquement tout ce qu’aurait pu dire Nicolas pour sa défense. La seule surprise fut le verdict.

— La faute étant trop grave pour que je prenne le risque de la couvrir, vous allez m’accompagner à la réunion de direction. J’en ai parlé à Broaters. C’est entre ses mains.

Jamais Nicolas n’avait été invité à assister à une réunion en présence d’un des cinq directeurs généraux du Groupe, pas même celui de son propre secteur, Christian Broaters. Bardane, dont l’autorité était remise en question depuis peu par l’ensemble du service artistique, avait trouvé là une belle occasion de faire un exemple.

— Je vous retrouve dans un quart d’heure au huitième.

Défait, Nicolas se dirigea vers la porte. Bardane attendit qu’il ait le dos tourné pour porter le coup de grâce.

— Gredzinski… Vous buvez ?

Nicolas ne sut quoi répondre, quitta le bureau, descendit au Nemrod et commanda une vodka ; c’était le moment ou jamais de voir s’il pouvait compter sur elle. Bardane avait innové dans le domaine de la sanction ; Nicolas serait désormais un précédent, l’homme à la faute professionnelle d’un million de francs, c’était le budget du contrat Vila. Il ne prit pas le temps de savourer ni même de boire son verre et en avala un second. Il se voyait, dès le lendemain, seul devant le zinc d’un bistrot, pour conclure une journée passée à arpenter la ville à la recherche d’un boulot, lire les annonces, sourire à des D.R.H., et les entendre dire qu’ils regrettaient de ne pouvoir retenir sa candidature. Les jours suivants, l’heure de l’apéritif ne cesserait d’avancer, jusqu’à ce que Nicolas comprît que le moment idéal est tout de suite après le réveil. Il en était capable, il en avait eu la preuve ce matin même.

La secrétaire de direction le reçut et le fit patienter dans un petit hall où une poignée de cadres se tenaient debout. Au point où il en était, il prit la liberté de s’asseoir dans le canapé, ça ne changerait rien à un verdict déjà connu : il ne serait pas licencié mais allait devoir faire amende honorable. Pour Bardane le meneur, les hommes se partageaient en deux catégories bien distinctes, et Gredzinski faisait partie de la seconde. Il ignorait cependant une règle que Nicolas connaissait pour avoir toujours été un subalterne : les arrogants seront serviles un jour. En d’autres termes, plus on marche sur la tête des faibles, plus on est enclin à lécher les bottes des forts.

Broaters les salua tous d’un hochement de tête élégant qui lui évitait d’avoir à serrer tant de mains et leur proposa de le précéder dans la salle de réunion. Nicolas se dirigea vers le fond comme le mauvais élève qu’il était et découvrit une pièce étonnamment vide, sans bloc-notes, ni bouteilles d’eau, ni marqueurs, ni rétroprojecteur, rien sinon une superbe table circulaire en marbre rose et une cheminée impeccablement vide, elle aussi. Parmi tous ces costumes chics et sévères, il ne pouvait pas ne pas remarquer la célèbre Alissa, belle Mauricienne de cinquante ans, assistante et quasiment bras droit du patron ; personne ne prétendait qu’ils étaient amants, ce qui montrait le réel pouvoir de la dame. Un lieutenant de Broaters prit la parole, mais Nicolas n’y prêta aucune attention ; à l’inverse des autres, il n’avait pas à comprendre ce qui se disait, ni à visualiser, anticiper ou conceptualiser les multiples enjeux de la réunion. Comme aux cancres qui se dispensent eux-mêmes d’écouter les cours, on lui demandait d’attendre son coup de règle sur les doigts avant de quitter la pièce.

— Le groupe Krieg nous confie sa communication uniquement si nous pouvons assurer son lobbying au ministère. J’ai su par ailleurs que Dieulefis de chez Crosne & Henaut est très ami avec le chef de cabinet, mais je me suis aussi laissé dire qu’il l’était de moins en moins avec Crosne.

Sentant monter la vague de chaleur en lui, Nicolas comprit enfin ce qu’on entendait par « voir double » en parlant des buveurs : le don de double vue. Ses yeux voyaient au-delà des présences physiques, et ses sens, bien mieux aiguisés, percevaient le moindre signe, ne laissaient rien échapper de la scène qui se jouait devant lui. Par-delà les fonctions, les hiérarchies, les rôles, les codes, les langages, les sous-entendus, il se retrouvait au milieu d’hommes et de femmes, de petits êtres qui, comme lui, se débattaient avec la vie, s’en accommodaient le plus souvent, au prix de grands efforts. Plein d’une soudaine bienveillance, il les trouvait touchants et gentiment naïfs, fébriles, prêts à s’égarer ; des enfants.

— À ceci près que nous avons beaucoup plus besoin d’un type comme Queysanne.

— Il vient d’être mis en examen !

Il devait bien y avoir des cœurs qui battaient sous ces chemises Paul Smith, sous ces tailleurs Lagerfeld. Précipités malgré eux dans la tourmente, l’idée même de compétition les stressait plus qu’elle ne les stimulait. Le grand type à droite de Broaters avait une bonne tête du terroir, un homme à qui on a envie d’acheter du lait et des œufs ; donner des ordres était un rôle de composition. À ses côtés, une blonde au visage rond, executive woman ; certains parlaient d’elle comme d’une tueuse mais Nicolas la voyait bien autrement depuis quelques minutes ; il l’imaginait prier Dieu et s’en remettre à lui quand le sort s’acharnait ; une spiritualité qui, parfois, venait concurrencer son ambition.