— Vous allez voir qu’on va nous refaire le coup de la British Airways.
Et celui qui s’endormait presque, embauché pour sa parfaite maîtrise du japonais et ses connexions à Tokyo, un homme qui pouvait lire Kawabata dans le texte, voir des films d’Ozu sans les sous-titres, et qui aurait pu faire profiter les autres de son enseignement zen.
— Monsieur Meyer, voulez-vous nous dire deux mots du dossier Lancero ?
Toi tu dois être celui qui s’appelle Lugagne, on te confie l’image de marque de pays entiers qui ont besoin de redorer leur blason face à l’Occident. Au distributeur de boissons, tu es le seul à prendre ce bizarre potage à la tomate. Non, pas le seul, il y a aussi Laurent, le réparateur de photocopieurs. Qui sait si tous les deux vous n’avez pas d’autres choses en commun, si vous ne pourriez pas devenir les meilleurs amis du monde, et si, le week-end, vous n’auriez pas plaisir à vous retrouver avec vos familles, autour d’un barbecue. Nul ne saura jamais.
— Un mot sur l’affaire Vila ? lança Broaters.
Les regards se tournèrent vers Nicolas et le silence soudain le tira de ses réflexions. Broaters avait prononcé le mot « affaire » sur un ton d’ironie douce afin de dédramatiser une situation qui prenait une tournure un peu trop délicate à son goût. Bardane monta au créneau, Nicolas l’écouta déballer son sketch d’une oreille absente. La vodka, chaude dans ses veines, le maintenait dans son état de contemplation. Il ne les voyait pas comme les guerriers qu’ils pensaient être, des officiers présents sur le théâtre des opérations, exposés, comme les autres. Il ne les voyait pas comme des hommes qui recyclaient leur agressivité naturelle dans la vie d’entreprise. Il ne les voyait plus comme des stratèges prêts à affronter des ennemis modernes, bien plus redoutables que ceux d’antan puisqu’ils avançaient masqués. Il les voyait seulement comme des enfants qui jouaient au jeu préféré des enfants : la guerre.
— … Je peux faire comme si ce fax n’avait pas été envoyé, conclut Bardane. C’est la seconde fois que je rattrape le coup mais ce sera la dernière.
Il avait eu la décence de ne pas le désigner directement, mais tous les cadres se tournèrent à nouveau vers Nicolas, attendant du malheureux qu’il prît enfin la parole pour regretter publiquement son initiative. Il dit la seule chose qui lui passa par la tête :
— Si c’est la seconde fois que vous rattrapez le coup, monsieur Bardane, c’est forcément la dernière.
Le silence qui suivit n’était pas de ceux répertoriés dans les écoles de commerce. C’était la loi du talion appliquée par un sans-grade. C’était l’anathème du condamné, du haut de son échafaud. Si, un instant plus tôt, Nicolas en était quitte pour une vague justification en public, cette fois, son chef allait vouloir sa peau.
Le plus jeune des participants leva discrètement la main pour prendre la parole, il s’agissait d’un directeur artistique fraîchement embauché à la demande de Broaters.
— J’ai eu le DirCom de chez Vila juste avant d’arriver à la réunion, il semblerait que le vermillon soit en passe d’être retenu.
Nicolas n’écoutait plus, soulagé qu’un autre ait pris la parole. On fit passer à Broaters la nouvelle maquette du projet.
— Associé à cette typo, dit-il, ça donne tout de suite un petit côté… rassurant et décalé à la fois.
La tablée semblait incroyablement d’accord avec ce « rassurant et décalé à la fois ».
— On pourrait peut-être confier, ajouta-t-il, le suivi du dossier Vila à monsieur…
— Gredzinski, dit Alissa.
Nicolas acquiesça d’un signe de tête, ce fut le signal du départ. Il sortit le premier en évitant à tout prix le regard de Bardane. Dans l’ascenseur, il pensa aux milliards de soldats que la terre avait portés depuis que l’homme avait inventé la guerre. À l’échelle de l’histoire, une poignée seulement étaient montés au front, les autres avaient attendu une vie entière que quelque chose se passe. Nicolas se jura de ne plus faire partie de ceux-là.
— Une femme, assise juste à côté, là, hier, elle buvait du vin, toute seule.
Le barman de chez Lynn réfléchit un moment, le shaker à la main. Lassé des péroraisons de Marcheschi pendant le club de l’apéritif, Nicolas était parti le premier pour filer rue Fontaine, encore taraudé par sa maladresse de la veille.
— Elle est installée à une table, au fond à droite.
La présence de Loraine dans un bar de nuit deux soirs de suite en disait bien plus long sur son mode de vie que ces « questions d’ordre privé » qu’elle redoutait tant. Il but une vodka d’un trait, sans la goûter, sans en faire profiter ni ses papilles ni son palais. Les inquiets n’ont jamais appris à savourer. La molécule d’alcool éthylique, dite éthanol, ou encore CH3CH2OH, venait à peine d’entrer dans sa vie. Il s’en servait comme d’un gadget dont on abuse de peur qu’il se casse. Il finit par trouver ce qu’il cherchait au fond de son verre : du courage, liquide et transparent.
— Je ne veux pas savoir qui vous êtes, juste boire un verre.
Ses yeux clairs acceptaient déjà, mais Loraine le laissa poireauter un moment avant de l’inviter à s’asseoir. Il se promit de rester lucide afin d’éviter les malentendus de la veille.
— Le réveil a été dur ?
— J’ai suivi votre conseil : j’ai bu de la bière, tout le reste a défilé à une vitesse folle. J’ai la curieuse impression d’avoir vécu trois journées au lieu d’une.
— Vous croyez tout ce qu’on vous raconte dans les bars ?
— J’ai enfin compris ce que tout le monde sait depuis toujours : le poison est dans le remède et vice versa. Le plus pénible, c’est le regard noir des collègues.
— Ce ne sont pas les seuls qui vous donneront mauvaise conscience, il y a aussi la famille et les amis, sans parler des enfants.
Ne pas conclure trop vite qu’elle a une famille et des enfants.
— Il ne faut pas leur en vouloir, ajouta-t-elle, ceux qui vous aiment s’inquiètent de vous voir boire, seuls ceux pour qui vous ne comptez pas sont rassurés.
— Rassurés ?
— Les malheureux qui n’ont rien de particulier à vivre, à aimer, à penser, ou à donner, n’ont plus qu’une dernière petite joie dans la vie : les vices des autres. Vous voir boire les rassure, ils ne sont pas encore tombés si bas.
Sans se le formuler aussi clairement, c’était exactement ce qu’il pensait de Mergault qui l’avait surpris, une canette à la main.
— Un autre conseil, mais celui-là suivez-le : quoi que vous fassiez, soyez discret. Pas à cause d’un sentiment de honte, juste pour les priver de ce plaisir.
Au contact de Loraine, tout lui semblait possible, surtout l’extravagant. Il avait besoin de cette fantaisie dans son existence comme il avait besoin des forces vives contenues dans un verre de vodka.
Hasards et petits plaisirs de la conversation ; le sérieux côtoyait l’anodin, une anecdote chassait l’autre, et Nicolas se laissait prendre dans cette joyeuse spirale sans plus accorder d’attention aux indices « d’ordre privé ». Deux heures plus tard, au détour d’une phrase, il évoqua sa camarade Cécile « capable de dessiner un plan de coupe du métro Châtelet, avec toutes ses sorties » et l’éleva au rang de « génie du dessin industriel ». Loraine s’arrêta au mot « génie », terme à manier, selon elle, avec beaucoup de précautions. Tous deux se mirent à tourner en orbite autour de l’idée de génie et leur dialogue trouva un second souffle.