— Le génie c’est ma partie, dit-elle, j’en fais collection.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— J’en ai plein les étagères de ma bibliothèque. Je prends soin d’eux, je reste à l’affût de tout ce que je ne connais pas, j’en trouve parfois de nouveaux, mais ils se font rares.
— Et qu’appelez-vous de façon si catégorique, le « génie ».
— Rien de personnel, mon acception est celle du dictionnaire. Je fais référence aux génies répertoriés, les fameux, les indiscutables, Mozart, Shakespeare, Léonard et les autres, les au-dessus de tout soupçon, ceux devant lesquels on est forcés de s’incliner. Je lis tout ce que je peux trouver sur la question, rien de très ardu, des biographies, des études accessibles à quelqu’un comme moi, je me renseigne sur leur trajectoire, sur certains moments de leur vie, je compile des anecdotes que je refourgue à mon entourage.
— Vous faites cette collection depuis combien de temps ?
— Depuis que j’ai quinze ou seize ans. N’étant ni une artiste ni une scientifique, je n’ai pas peur de leur ombre. Par-dessus tout, j’aime l’idée de précocité, de talent poussé à l’extrême, de capacité de travail infinie. Chacun d’eux est une revanche face à la mauvaise foi environnante, à la fainéantise généralisée, à l’indigence universelle. Ce sont des remparts contre l’autosuffisance et le mépris pour autrui. Chacun d’eux me force à me regarder, à comprendre mes limites et à les accepter.
Nicolas l’écoutait, les bras croisés, le regard fixe, touché par sa façon si élégante de parler d’elle sans rien raconter de sa vie — il avait juste appris au passage qu’elle avait une bibliothèque et un entourage — mais en laissant son cœur s’exprimer sur ce qui lui semblait fort.
— Loraine, je vous offre le prochain verre si vous choisissez un des plus beaux fleurons de votre collection pour me le raconter.
— Vous êtes fou ! rit-elle, ça peut nous prendre longtemps.
Il commanda une vodka et un verre de sancerre blanc.
— J’ai toute la nuit.
Ils avaient franchi plusieurs caps mais celui-là était l’un des plus délicieux : ce moment où chacun sent que l’autre n’a aucune envie d’être ailleurs.
— Choisissez dans ma collection, je n’ai pas de préférence. Shakespeare ? Beethoven ? Pascal ? Michel-Ange ?
Il avait toute la nuit, mais elle serait courte.
THIERRY BLIN
Nadine s’inquiétait de l’insomnie de Thierry. Il prétexta n’importe quoi, et ce n’importe quoi sonnait bien mieux que la vérité. La vérité était, de loin, la chose la plus folle, la moins avouable, elle ressemblait à une mauvaise blague ou à une divagation échappée d’un demi-sommeil : j’ai rendez-vous demain matin pour une filature.
Une quoi ? Une filature ? Ça n’existe pas, les filatures, c’est bon pour une littérature à trois sous, un cliché de film américain, un fantasme de paranoïaque, mais ça n’existe pas dans la vie réelle. Vers les 4 heures du matin, Blin redescendit sur terre et retrouva sa petite peau d’artisan qui vivait dans un monde où l’on ne suit pas les gens dans la rue. Ce monde-là existait-il vraiment ? Des hommes et des femmes demandaient-ils à des Rodier de connaître les secrets d’autres hommes et d’autres femmes ? Il ne connaissait personne dans son entourage qui eût fait appel à un détective privé et n’avait jamais entendu un seul témoignage direct, pas même une anecdote. À 4 h 20, il se voyait comme la victime d’une farce où il s’était fourvoyé tout seul. Ne vous inquiétez pas, je serai là, avait dit Rodier ; c’était l’une des phrases les plus inquiétantes que Thierry eût jamais entendues. Il se colla contre le dos de Nadine pour effleurer sa nuque de ses lèvres et poser les mains sur ses hanches, et pourtant, aucun couple au monde n’avait été séparé par une telle distance. Nadine aurait pu lui pardonner d’avoir perdu ses économies au poker, couché avec sa meilleure amie, raillé ses photographies en public, mais comment lui pardonner de l’exclure à ce point de sa vie, de ses rêves qui devenaient réalité ?
— Tu te lèves…? Déjà ?
— Au lieu de tourner en rond, autant aller à la boutique, j’ai du boulot qui s’est accumulé.
— Embrasse-moi.
Ils échangèrent un baiser d’une tendresse inattendue. Durant ces quelques secondes, il faillit se recoucher près d’elle et oublier toute cette folie.
Le métro de 7 heures. Celui du silence, des bâillements, des yeux mi-clos. Le soleil se levait à peine quand il sortit de la station Saint-Germain, il avait dix minutes d’avance. Rodier était déjà là, dans sa petite Volkswagen bleue, garée en face du 70, rue de Rennes. Blin prit place sur le siège passager, ils se serrèrent la main en silence. L’habitacle était propre, bien rangé à l’avant, un peu plus en désordre sur la banquette arrière où s’entassaient magazines et paquets de biscuits entamés. Rodier portait les mêmes vêtements que la veille, un pantalon beige et une veste en cuir noir. Il arborait un sourire de prêtre, discret, rassurant.
— Il n’y a pas de café devant le 70. Nous allons devoir rester dans la voiture en attendant qu’il sorte.
— Qui ?
Rodier sortit de sa serviette en cuir râpé la photocopie d’un cliché où un jeune homme de moins de vingt ans souriait à l’objectif en tournant le dos à la mer.
— C’est la photo la plus récente qu’avaient ses parents. Il s’appelle Thomas et vit dans une chambre de bonne. Il ne va plus à ses cours et ne donne plus signe de vie. Ses parents sont persuadés qu’il est entré dans une secte, ou qu’il est homosexuel, ce qui pour eux semble être la même chose… Ils veulent savoir qui il fréquente, ce qu’il fait de ses journées.
— On est sûrs qu’il est là-haut ?
— Non. La surveillance commence officiellement à 7 h 30 et s’arrêtera à 10 heures s’il est clairement établi qu’il a passé la nuit ailleurs. Nous recommencerons demain après accord du père ; n’oubliez jamais que les horaires sont toujours à déterminer avec le client afin qu’il ne perde pas son argent et vous votre temps. Si, en revanche, nous le voyons sortir, nous le suivons, toute la journée au besoin, et peut-être une partie de la nuit. Je prends trois cents francs par heure de filature.
Thierry hésita à saisir son carnet de notes de peur de passer pour un stagiaire qui voudrait marquer des points. Rodier sortit un petit classeur carré contenant des C.D.
— J’aime plutôt la musique classique, ça aide. Je crois que c’est une bonne heure pour Vivaldi.
Le jour se levait en effet. Des petits vieux sortaient leur chien, on levait quelques rideaux de fer, les réverbères s’éteignirent et la lumière passa tout à coup du rouge au bleu. Blin chercha son regard dans le rétroviseur extérieur et y vit une tête de conspirateur, le cou dans les épaules. Depuis qu’il était assis dans cette voiture, il ne voyait plus les gens de la même manière, tous avaient quelque chose à cacher, à commencer par cette dame qui passait devant eux en traînant un Caddie bien avant l’ouverture des magasins. Le monde était-il le même, dix minutes plus tôt ?
— Comment suit-on quelqu’un ?
— C’est simple et très complexe à la fois, c’est comme tout, seule la pratique et une longue expérience nous en donnent les moyens. Quand j’ai commencé mes premières filatures, j’avais une peur bleue d’être repéré, j’avais malgré moi une tête de gendarme ou une tête de voleur. Aujourd’hui, tout ça est dépassionné, je pars travailler en traînant des pieds, et l’avantage, c’est que je ne ressemble plus à rien. Je suis devenu invisible, ou mieux, transparent, l’homme de la rue, le quidam, couleur muraille. Je ne suis personne. Si le type que je file entre dans un café, il m’arrive de prendre un demi au comptoir juste à côté de lui sans qu’il s’aperçoive de rien. On m’oublie parce que j’oublie moi-même ce que je suis en train de faire. Pour parvenir à ce détachement, il faut avoir baigné dans l’adrénaline, transpiré à grosses gouttes, raté mille affaires, perdu des centaines de gens dans le métro, et gaspillé un temps fou à patienter au mauvais endroit au mauvais moment.