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— 3/0, changement de côté.

Gredzinski se vit fracasser sa Dunlop sur la tête de ce pauvre diable ; il ne fit que changer de côté comme on venait de le lui rappeler. Comme tous les timides qui se sentent humiliés, il chercha dans ses sentiments les plus noirs un reste d’énergie. Blin, lui, fêtait ses retrouvailles avec lui-même, celui qu’il avait été, celui qu’il serait peut-être encore longtemps, un type toujours agile, facétieux, et sûr de lui dans les moments importants. Il gagna le quatrième point à l’arraché et perdit le suivant avec autant d’effort. Quand l’un disait : Je serai là jusqu’au bout, l’autre répondait : Vous me retrouverez sur votre chemin, mais aucun des deux n’était allé si loin dans le surpassement. À 5 partout, les deux joueurs échangèrent un dernier regard avant l’estocade finale. Un regard qui disait la même chose, comme un regret de ne pouvoir trouver de gentleman’s agreement ou un moyen de s’en tirer, chacun, avec les honneurs. L’heure de vérité sonnait, il fallait bien en passer par là. Gredzinski relâcha la pression et perdit le point suivant, puis le match, en livrant des balles fatiguées et dépourvues de malice. Une manière de dire à Blin que la victoire revient à ceux qui la désirent le plus.

*

En sortant des vestiaires, ils laissèrent de côté les sodas et les chaises de jardin du club pour se réfugier dans un bar américain des environs de la porte Brancion. Il leur fallait un endroit digne de leur match, une récompense à tant d’efforts.

— Thierry Blin.

— Nicolas Gredzinski, enchanté.

Ils échangèrent une seconde poignée de main, assis sur de hauts tabourets, face à des myriades de bouteilles d’alcool alignées sur trois niveaux. Un barman leur demanda ce qu’ils voulaient boire.

— Une vodka bien glacée, dit Blin sans y réfléchir.

— … Et pour monsieur ?

Le fait est que Gredzinski ne savait jamais quoi prendre dans les cafés, a fortiori dans les bars où il n’allait pratiquement jamais. Encouragé par une sorte de complicité due à ce match, il répondit au barman avec une franche bonne humeur :

— La même chose !

Il faut s’arrêter un instant sur ce « la même chose », car Gredzinski, malgré de lointaines origines polonaises, n’avait jamais bu de vodka. Il goûtait parfois un verre de vin pour accompagner un plat, une bière pour se rafraîchir en sortant du bureau, mais il n’avait, pourrait-on dire, aucune histoire personnelle avec l’alcool. Seuls l’enthousiasme et l’euphorie de ce match pouvaient expliquer ce « la même chose » qui le surprit lui-même.

Pour aucun des deux le tennis n’était une véritable passion, mais nul autre sport ne leur avait procuré autant de joies. Accoudés au long comptoir en bois, ils passèrent en revue les joueurs qui les avaient fait rêver. Bien vite, ils tombèrent d’accord : que l’on fût sensible ou non à son jeu, Björn Borg avait été le plus grand de tous les temps.

— Et son extraordinaire palmarès n’en est que la plus petite preuve, dit Blin. Il suffisait de le voir jouer.

— Ce silence, dès qu’il apparaissait sur le court, vous vous souvenez ? Ça planait dans l’air et ça ne laissait déjà plus aucun doute sur l’issue du match. Il le savait, on le lisait sur son visage ; l’adversaire tentait quand même sa chance.

— Pas un seul spectateur ne se demandait s’il était dans un bon jour, s’il était remis du match précédent, s’il avait mal à l’épaule ou au genou. Borg était là, lourd de son secret qui, comme tous les vrais secrets, exclut le reste du monde.

— Borg n’avait pas besoin de chance. Borg niait l’idée même de hasard.

— Le mystère que l’on n’explique pas, c’est sa morosité, ce quelque chose d’évidemment triste dans les traits.

— Moi, je ne parlerais pas de tristesse mais, au contraire, de sérénité, dit Gredzinski. La perfection ne peut être que sereine. Elle exclut l’émotion, le drame et, bien entendu, l’humour. Ou peut-être avait-il une forme d’humour qui consistait à voler à ses adversaires les dernières armes qui leur permettaient de se défendre. Quand on essayait de le faire passer pour une machine à renvoyer les balles de fond de court, il revenait avec un jeu de volée d’une rare cruauté.

— Borg va affronter le meilleur serveur du monde ? Il commence par lui infliger un jeu blanc, tout en aces !

— Borg cherche la faute ? Borg gagne à l’usure ? Il pouvait, s’il en avait envie, donner un coup d’accélérateur qui faisait gagner une bonne heure à un public pressé d’aller voir un match moins monotone.

— Un seul jeu perdu, et les journalistes parlaient déjà de son déclin !

— Le second finaliste face à Borg pouvait être sacré grand gagnant du tournoi. Être le numéro deux face à Borg, c’était être le meilleur aux yeux du monde.

Ils se turent un instant pour porter les petits verres glacés à leurs lèvres. Blin avala machinalement une bonne gorgée de vodka.

Gredzinski, sans y être préparé, sans aucune pratique de la chose, garda un long moment le liquide en bouche pour le laisser s’exprimer jusqu’au bout, le fit tournoyer pour n’épargner aucune papille, déclencha un cataclysme jusque dans sa gorge puis ferma les yeux pour laisser passer la brûlure.

Il trouva cet instant-là divin.

— Il n’y a qu’une seule ombre au tableau dans la carrière de Borg, dit Blin.

Gredzinski se sentit prêt à relever un nouveau défi :

— Jimmy Connors ?

Blin en fut abasourdi. Il avait posé la question avec l’assurance de celui qui connaît la réponse. Et ce n’était pas la réponse, mais sa réponse, une simple vue de l’esprit, une bizarrerie visant uniquement à déstabiliser les prétendus spécialistes.

— Comment avez-vous deviné ? C’est exactement à lui que je pensais !

Et comme si c’était encore possible, la simple évocation de Jimmy Connors enflamma les esprits à peu près autant que la vodka.

— A-t-on le droit d’aimer une chose et son exact contraire ?

— Parfaitement, répondit Gredzinski.

— On peut dire alors que Jimmy Connors était le contraire de Björn Borg, vous ne croyez pas ?

— Connors, c’était le déséquilibre, l’énergie du chaos.

— Borg était la perfection, Connors la grâce.

— Et la perfection manque souvent de grâce.

— Cette volonté de toujours tout miser sur toutes les balles ! Cette fantaisie dans la victoire, cette éloquence dans la défaite.