— Le facteur instinctif revient souvent dans ce que j’ai lu sur la question.
— Ça dépend ce qu’on entend par « facteur instinctif » ; je peux juste dire que si j’ai filé une femme plusieurs jours de suite, je suis capable de déterminer, rien qu’à la façon dont elle marche dans la rue, si elle va chez son amant.
Blin s’arrêta sur cet exemple avec un certain bonheur et posa mille questions sur l’intuition, l’anticipation, toutes choses qui le passionnaient, quand Rodier le coupa tout à coup :
— J’ai repéré une sorte de fast-food, pas loin, le café doit être immonde, mais j’ai envie d’un truc chaud. Je vous prends quelque chose ?
— … Vous n’allez pas me laisser ici tout seul ? Laissez-moi y aller.
— J’ai besoin de me dégourdir un peu les jambes, et puis j’en ai pour moins de deux minutes.
— S’il sort juste à ce moment-là ?!
— Essayez d’improviser.
Rodier claqua la portière et tourna le coin de la rue. Salaud ! C’était d’un souffre-douleur dont il avait besoin pour égayer sa fin de parcours, tout devenait clair. Salaud de Rodier !
Blin était en planque pour la première fois de sa vie.
Comme il pouvait s’y attendre, il entendit le cliquetis du portail du 70.
Le concierge apparut, regarda alentour. Blin se tassa sur son siège, prit un air dégagé. L’homme rentra les poubelles. Rodier réapparut avec des gobelets.
— Voilà votre café, ils mettent des capsules de crème à part, et le sucre est dans ces petits bâtonnets.
— Ne me refaites plus ça !
— Nous ne sommes même pas sûrs qu’il soit là, dit-il en regardant vers le toit de l’immeuble. Sa chambre donne sur la rue mais aucune n’est éclairée, regardez vous-même.
Thierry colla son nez contre le pare-brise, le café à la main, l’œil scrutateur. Il ne vit rien de notable, mais ce geste lui procura une pointe de plaisir.
— Je me suis limité à trois cafés par jour, dit Rodier. J’ai toujours de l’eau dans mon coffre, je m’hydrate beaucoup. Si vous en faites autant, prenez soin de vérifier qu’il y a un endroit pas loin pour pisser. Ça a l’air bête, comme ça, mais notez.
— S’il sort, on le suit tous les deux ?
— Pourquoi pas ? Quel luxe ! Deux fileurs pour le prix d’un.
— Arrêtez de plaisanter et dites-moi ce qu’on fait s’il se montre.
— Aucun stress à avoir sur une affaire pareille. Tenez, si ça peut vous rassurer, on va passer un coup de fil chez lui.
— …?
Il sortit un téléphone portable, composa le numéro, laissa sonner tout en tournant son café. Blin essaya de tendre l’oreille.
— Répondeur.
— Il aurait forcément répondu s’il avait été là, avança Thierry.
— S’il est dépressif, comme le craignent ses parents, il a pu prendre des anxiolytiques ou des somnifères au milieu de la nuit.
— Dans ce cas, il peut aussi bien rester au lit toute la journée, dans le coltar.
— Possible. De toute façon, on arrête tout à 10 heures comme prévu. D’ici là on a le temps de faire connaissance sur fond de Schubert.
Le jour s’était lentement imposé. Blin avait mille questions mais préféra les repousser ; inutile d’engranger un matériau brut, sans application réelle, ce moment d’attente silencieuse disait déjà tant de choses. L’appréhension avait fait place à une terrible curiosité, Blin avait hâte de voir le gosse passer cette porte. Il venait de perdre toute distance face aux événements, sa place n’était pas ailleurs, sous des cieux plus raisonnables, mais bel et bien ici, dans cette voiture, à attendre un type qu’il ne connaissait pas aux côtés d’un type qu’il ne connaissait pas. Tout lui paraissait de moins en moins bizarre et gagnait en réel.
— Vous avez des tickets de métro sur vous, Thierry ?
Rodier lui conseilla d’en acheter pour les jours à venir et en profita pour ouvrir le chapitre des transports. La moitié de ses filatures, à Paris, se faisaient dans le métro. Le scooter était pratique pour suivre une voiture en ville mais se faisait vite repérer en grande banlieue ou en province ; la voiture devenait alors indispensable. Trop occupé à retenir la leçon, Thierry ne put remarquer la soudaine fixité du regard de Rodier qui demanda :
— C’est lui ?
— Où ça…? Qui…?
Pendant une seconde d’inattention, Blin n’avait pas entendu le déclic de la porte cochère. Une silhouette était apparue sur le trottoir.
— C’est lui ou pas ? insista Rodier, comme s’il laissait Blin prendre la décision.
Paniqué, Thierry saisit la photo. Rodier, déjà sorti de voiture, attendait dehors. De dos, ce pouvait être lui : la couleur des cheveux, la coupe, la silhouette. Un sac sur l’épaule, une écharpe autour du cou, comme en plein hiver, un jean, des chaussures de marche, le style de l’adolescent sur la photo.
— C’est lui ! dit Thierry, comme s’il rendait un verdict.
— Il faut suivre ses intuitions, on y va.
Blin, dépassé, le vit trottiner en direction du jeune homme qui descendait la rue de Rennes, et suivit le mouvement au pas de course.
— … Qu’est-ce que je fais, moi ? demanda Thierry, pris de vitesse.
— Continuez sur le même trottoir que lui, je traverse, restez un peu en retrait par rapport à moi.
Il obéit, sans rien savoir de la distance à respecter, des attitudes à prendre. Rodier marchait avec la nonchalance du touriste curieux des vieilles pierres pendant que Blin mesurait chaque pas, rasait les murs, les bras plaqués au corps et le regard tellement ailleurs qu’il ne s’arrêtait sur rien. Ses yeux cherchèrent en vain ceux de Rodier puis se fixèrent sur la silhouette du gosse qui tourna à gauche dans le boulevard Saint-Germain. Tout en le suivant, des pensées étranges lui traversaient l’esprit ; il imaginait le jeune homme en plein psychodrame familial, sa mère en larmes, son père qui haussait la voix : on ne te reconnaît plus ! Il le voyait ivre mort, la nuit, hurlant sa liberté à la face du monde : je ferai ce que je veux de ma vie ! Le plus incroyable, pour Blin, était cette sensation de lire clairement dans l’âme de celui qu’il pistait à travers les rues de Paris, sans même avoir besoin de le regarder en face ; sa démarche suffisait, l’étrange fixité de sa trajectoire était celle d’un môme déboussolé qui traversait la vie dans un flux cotonneux. Deux heures plus tôt, Blin ne pouvait soupçonner son existence, encore moins son drame ; désormais il en savait peut-être plus sur Thomas que Thomas lui-même. Lequel, pour profiter des dernières secondes de feu rouge, traversa le boulevard Saint-Germain à la hâte. Le trafic coupa la route des deux acolytes qui se retrouvèrent côte à côte et s’ignorèrent un moment en voyant leur proie descendre la rue des Saint-Pères.