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— On a l’impression qu’il va vers la fac de médecine, dit Rodier. Ses parents m’ont pourtant dit qu’il faisait une école de commerce en banlieue…

Thierry prenait son rôle très au sérieux, ne répondit rien mais rejoignit Thomas à grandes enjambées pour se stabiliser à quinze pas derrière lui. Rodier avait raison, le gosse se dirigeait droit vers la gigantesque porte en fer forgé de la faculté de médecine. Après tout, c’était l’heure des cours, et Thomas, son petit sac sur l’épaule, avait tout à fait l’allure d’un futur toubib. Thierry dut l’admettre : ce qu’il prenait pour une apparente lenteur de dépressif n’était peut-être qu’une immersion complète dans un T.D. de traumatologie. Il cessa net toute spéculation sur la vie de Thomas, se concentra sur sa filature, chercha à réduire un peu plus la distance mais dut pourtant ralentir en passant l’entrée de la faculté où s’engouffraient quantité d’étudiants, vingt ans plus jeunes que lui. De quoi avaient-ils l’air, Rodier et lui, au milieu du va-et-vient du hall ? De bizarres ? De vieux pervers ? Rien de bien honnête, en tout cas. D’ailleurs, ils ne l’étaient pas. Thomas se dirigea vers le coin cafétéria et glissa une pièce dans un distributeur. Une pause qui les arrangeait bien.

— Alors, c’est lui ou pas ? demanda à nouveau Rodier.

Ça ne pouvait pas ne pas être lui…

À moins que…

Thierry ne savait plus lequel de ses scénarios était le bon. Ils s’installèrent à une table où deux filles comparaient leurs cours sans se soucier d’eux. Rodier regarda à nouveau la photo, Blin en fit autant, ils avaient beau avoir le jeune homme sous leur nez, détendu, un café à la main, ils étaient bien incapables de dire s’ils tenaient le bon. Rodier s’impatientait, le poing serré et la semelle nerveuse. Thomas ou pas Thomas ? Futur cadre harcelé par ses parents, ou futur toubib impatient de franchir les étapes jusqu’au serment d’Hippocrate ? Il jeta son gobelet et se dirigea manifestement vers une salle de cours. Pour la première fois, Blin vit rougir les joues de Rodier.

— Thierry, oubliez ce que je vais faire, dit-il avec un grand calme apparent.

Il se retourna vers la coupole et hurla :

— THOMMMAAAAAS !

Les murs du hall vibrèrent, le cri de Rodier revint en écho, des dizaines de silhouettes se retournèrent vers eux. Excepté celle du gosse qui sortit tranquillement de leur champ de vision pour entrer dans un amphi.

— Comme ça, on en a le cœur net, fit Rodier, soulagé.

*

Il voulut repasser au 70 rue de Rennes pour fouiner du côté des chambres de bonnes et pria Blin de rester en bas pour d’évidentes raisons de discrétion. En revanche, il lui demanda de composer le numéro de Thomas afin qu’il puisse repérer la bonne porte grâce à la sonnerie. Thierry appela plusieurs fois de suite, Rodier ressortit assez vite, parlementa un instant avec le concierge avant de remonter en voiture.

— Il n’a sûrement pas passé la nuit ici, inutile de perdre notre temps, on rentre à l’agence.

— Je suis désolé pour tout à l’heure, pendant une seconde j’ai vraiment cru que c’était lui.

— Vous n’y êtes pour rien, j’avais un doute, et vous aviez peut-être une certitude. Maintenant, vous en savez plus sur le « facteur instinctif ».

Jusqu’au bureau, ils parlèrent de choses et d’autres, Blin relâcha la pression accumulée depuis le matin. Quelque chose s’était passé, un événement impensable qu’il pouvait désormais considérer comme sa première filature, même si elle s’était terminée dans une impasse. Il se sentit débarrassé de sa virginité, prêt à connaître des milliers d’autres expériences. Chemin faisant, il demanda quelles étaient les modalités d’usage avec le client quand rien ne s’était passé, comme ce matin.

— Dans ces cas-là, il faut « rendre compte », facturer les trois heures, et convenir d’un jour pour reprendre l’enquête. Thomas nous attendra bien jusqu’au week-end.

Dans le bureau principal de l’agence, Blin s’installa dans le fauteuil du client et regarda Rodier relever ses messages, consulter ses fax, tout en préparant du café.

— Voilà le moment que je préfère, dit-il, faire le planning, peinard, dans mon bureau. Tout ce que je détestais il y a vingt ans. Aujourd’hui, je ferais un excellent bureaucrate, heureux de quitter son sous-main pour rejoindre ses pantoufles.

— Vous savez toujours la veille ce que vous allez faire le lendemain ?

— Plus ou moins. Au cas où l’affaire de Thomas était repoussée, j’avais prévu de taper un rapport et, cet après-midi, de m’occuper d’une autre affaire. Un type se plaint de payer une pension faramineuse à son ex-femme, il la soupçonne d’avoir retrouvé un emploi non déclaré. Si je parviens à établir qu’elle travaille, il aura la révision du montant, il pourrait même se défaire une bonne fois pour toutes de cette pension qui semble l’obséder. À dire vrai, j’hésite encore.

— Pourquoi ?

— J’ai l’impression que ce gars-là ne m’a pas dit la moitié de ce qu’il me serait utile de savoir. On ira jeter un œil quand même.

— En attendant, je fais quoi ?

— Je vais vous montrer comment se présente un rapport, vous pourrez farfouiller dans de vieux dossiers pendant que je taperai.

Son capital de sympathie pour Rodier augmentait d’heure en heure. Blin trouvait beaucoup de charme à son phrasé un peu maniéré qui lui donnait un côté canaille en col blanc. Il ne s’expliquait pas comment Rodier pouvait garder son calme devant la fébrilité des clients. Comment faire pour composer avec le drame de l’autre, ses inquiétudes, ses préoccupations, sans sombrer soi-même dans la déprime ou le cynisme, et garder la bonne humeur d’un Rodier ? Pendant qu’il répondait à un coup de fil, Blin se promena dans la pièce, regarda par la fenêtre ; des enfants jouaient dans une courette, bruyants. L’idée d’appeler le répondeur de la boutique lui traversa l’esprit mais rien ne pressait. L’insomnie de la nuit était déjà oubliée et quelque chose lui dit que, ce soir, il serait bien trop épuisé pour en subir une autre.

— Changement de programme, fit Rodier en raccrochant, on a un petit job en voiture.

Et de saisir son blouson sans en dire plus, déjà sur le palier, clé en main. Si l’enthousiasme lui faisait défaut, ses réflexes ne s’étaient pas émoussés. En le suivant dans la cage d’escalier, Blin essaya de l’imaginer à ses débuts.

— C’est une dame que j’ai eue au téléphone dimanche dernier. Elle vit à Rambouillet avec son mari, V.R.P. à la retraite depuis six mois. Elle se demande ce qu’il fait deux après-midi entières par semaine à Paris. Il vient juste de quitter la maison pour se rendre à sa caisse de retraite et ne rentrera que dans la soirée.

— On fait quoi ?

— On y va et on l’attend, c’est à deux pas d’ici.

En moins de dix minutes, ils étaient sur place, rue de Berne, dans le VIIIe arrondissement. Rodier ralentit en passant devant l’immeuble et chercha une place.

— On a tout le temps, dit-il, un retraité, ça prend soin de sa bagnole et ça ne se gare jamais en double file.

— Et s’il ne vient pas ?

— C’est que les doutes de sa femme sont sûrement justifiés. Il faudra qu’on prenne rendez-vous pour commencer une filature à partir de chez eux.

Rodier gara la voiture à une dizaine de mètres de l’entrée de la caisse de retraite, le jeu de patience allait reprendre, mais cette fois en plein soleil, pendant le rush du déjeuner ; même si leur présence lui semblait moins suspecte que ce matin, Blin se demanda encore à quoi pouvaient ressembler deux types dans une voiture à l’arrêt. Il ne trouva qu’une réponse : des détectives en planque.