— J’aurais du mal à parler de mes qualités mais je connais les défauts que je n’ai pas. Je ne suis pas agressif, et j’en suis fier.
L’anxiété le forçait depuis toujours à reconnaître ses limites et à fuir les rapports de force. Tout ce temps perdu à se préparer au pire avait fait de lui un individu effacé. Ni éteint ni timoré, mais à l’écart. Il fallait ne douter de rien pour être offensif, ou même menaçant ; Nicolas doutait de tout. Il gardait en mémoire ce jour où il était arrivé juste à l’heure du biberon chez un couple d’amis fiers de présenter au monde leurs jumeaux. L’un d’eux était colérique, fébrile à l’idée de téter ; de peur de déclencher des hurlements, sa mère le nourrissait en priorité. L’autre, timide, retenu, attendait son tour en silence. Nicolas y voyait une métaphore universelle : les emmerdeurs passeraient toujours les premiers.
— Je n’ai pas besoin de boucs émissaires dans la vie quotidienne.
Plus précisément, il n’essayait pas de faire payer sa fêlure à autrui, il avait déjà fort à faire avec le petit animal à dents pointues que son ventre abritait.
— Dans le même ordre d’idées, je ne suis pas cynique non plus. Ceux qui s’amusent de la noirceur qui nous entoure me font pitié.
Sans courir après les bons sentiments — l’inquiétude l’en éloignait aussi — il ne supportait pas les annonciateurs d’apocalypse et les décadents patentés. Ils cherchaient à lui en faire baver un peu plus, Nicolas s’en chargeait lui-même.
— Je pense pouvoir dire que j’essaie de ne jamais juger mes contemporains.
Il les enviait parfois mais ne les jugeait pas, c’était un luxe qu’il ne pouvait se permettre.
— Dans un moment de crise, je peux facilement prendre les choses en main et arranger une situation.
Il s’agissait d’un phénomène assez inexplicable, un effet pervers de l’anxiété. Paradoxalement, Nicolas était d’un calme inattendu dans les moments de stress généralisé, sa maîtrise de l’angoisse devenait un atout dans certaines situations complexes. Si quelqu’un s’évanouissait dans le métro, il procédait avec tranquillité, retenait la panique de tout le monde, l’individu pouvait doucement revenir à lui. En d’autres termes, si une angoisse venait rivaliser avec la sienne, il savait jauger son amplitude et la calmer.
— J’ai bien peur d’avoir à m’arrêter là, dit-il, avec un sourire mutin.
Tout ce qu’il y avait de bon et de mauvais en lui était dérivé de cette peur d’on ne sait quoi. Le reste n’était que bavardage. Autant que faire se peut, il avait été sincère dans ses réponses et se demandait maintenant si cette honnêteté allait payer. Il vit dans les yeux de Loraine un petit quelque chose qui pouvait ressembler à une suite et commanda un dernier verre.
THIERRY BLIN
— Cherche les vraies motivations du client, même s’il ne les connaît pas lui-même, dit Rodier. Exemple : un cadre supérieur, plutôt beau mec, très élégant, me demande de suivre une femme qui vient de le quitter sans lui donner d’explication. Il la soupçonne d’avoir rencontré quelqu’un, il veut savoir qui. Je suis la fille un peu partout mais ne trouve rien, je tourne en rond, la note avoisine les 20 000 francs sans aucun résultat. J’essaie de dire au type que son ex vit seule et ne voit que des copines, il refuse d’y croire. Je piétine encore jusqu’à 35 000 et lui remets un nouveau rapport qui n’en dit pas plus que le précédent : selon toute vraisemblance, la fille n’a pas « rencontré quelqu’un ». Le client m’en veut, il pense que je l’arnaque, cette fille est forcément tombée amoureuse d’un autre, il en est persuadé ; je suis pourtant obligé d’arrêter une enquête qui ne mène à rien. Pour en avoir le cœur net, il est allé poser la question à la fille qui n’a fait que confirmer ce que je disais : elle n’avait rencontré personne. Elle s’était juste lassée de lui, un gars qui ne doute de rien, surtout pas de son charme. En venant me voir, il posait, inconsciemment, la question : « Comment une femme peut-elle me quitter, moi, cadre supérieur au ventre plat, à qui personne ne résiste ? » Pour lui, la seule réponse était : « Pour un homme plus riche, plus beau et plus en vue. »
— Que sont-ils devenus ?
— Il est passé me raconter la suite — ils le font souvent, ne t’en étonne pas quand tu travailleras seul. La fille, touchée qu’il pense encore à elle, est revenue vers lui, ils ont revécu trois mois ensemble, c’est lui qui a fini par la quitter.
Rodier recommanda une paupiette et sauça son assiette sans laisser la moindre goutte de crème. Il y avait presque de la fatalité dans ce geste, une gourmandise coupable.
— Tu prends autre chose, Thierry ?
— Une salade de fruits, c’est le jour.
— À ton âge, ça n’était pas important, la bouffe, c’est vers les cinquante ans que ça m’a pris. Jamais je n’aurais pu imaginer que ça deviendrait la plus grande préoccupation de la journée.
— Si je mangeais autant que vous, je ferais trois fois mon poids.
— C’est le seul avantage physique que j’ai eu à la naissance : j’ai toujours tout brûlé. À la longue ça peut se révéler dangereux. Je n’ai jamais pris un kilo, je n’ai jamais fait attention à rien, aujourd’hui je suis obligé de surveiller mon taux de cholestérol et mon diabète.
— Avec des paupiettes ?
— Ne regarde pas dans mon assiette, j’ai assez de ma femme pour ça.
En trois mois, Thierry avait appris à le laisser parler de ses envies, de ses douleurs, de son Loto, de sa pêche à la mouche et de son cholestérol. Au fil des semaines, il s’était créé entre eux une qualité d’échange où chacun trouvait son compte au-delà de ses espérances. Rodier assurait sa dernière ligne droite avec un copilote sur lequel il lui arrivait de se reposer, et Blin, attentif, se laissait donner, chaque jour, une clé, une formule, un message qu’il lui aurait fallu des années pour déchiffrer seul. Quand leur emploi du temps le leur permettait, ils déjeunaient Chez Patrick, un petit restaurant du XVIIIe arrondissement, sans cachet particulier mais fréquenté par d’autres enquêteurs, la plupart anciens inspecteurs de police qui, bon gré mal gré, s’étaient vus contraints de quitter la grande maison. La veille encore, un peu à contrecœur, Rodier avait invité l’un d’eux à leur table afin de lui présenter sa nouvelle recrue ; une intronisation dans le milieu en bonne et due forme. Thierry se montra particulièrement aimable et joua les débutants pour amadouer le bonhomme qui, distrait de sa solitude, se mit à raconter des anecdotes de vieux briscard pour l’impressionner ; Rodier se serait volontiers passé de la dernière. Vingt ans plus tôt, avec quatre autres collègues, ils avaient coincé un maître chanteur pendant qu’il prenait livraison d’une mallette de billets — le prix de son silence — à la consigne de la gare de l’Est. Sans réfléchir, Thierry posa une question fort légitime mais complètement absurde aux yeux des deux autres.
— Pourquoi la victime ne s’est-elle pas adressée à la police ?
— À ton avis ?
— … Parce qu’elle ne pouvait pas s’adresser à la police ?