Les motifs de chantage étaient réels et sérieux, l’homme risquait les assises s’il s’adressait aux autorités. Pour se débarrasser du maître chanteur, il avait dû embaucher une escouade de privés qui avaient accepté la mission sans le moindre état d’âme. On était jeunes, dit Rodier, pour se disculper. Thierry n’avait pas eu le cran d’invoquer la clause de conscience : fallait-il tirer une crapule des griffes d’une autre crapule ? La question le perturba le reste de la journée jusque tard dans la nuit. Au petit matin, il n’y avait pas trouvé de réponse, mais se promit d’éviter ce genre d’affaires si on le lui proposait, davantage pour sa tranquillité d’esprit que par sens moral.
Aujourd’hui, ils étaient, Chez Patrick, les seuls représentants de la profession et déjeunaient à l’habituelle petite table à l’écart.
— Une salade de fruits, une crème brûlée et deux cafés, commanda Rodier.
— Vous le sentez comment, ce Damien Lefaure ?
— Un aigrefin.
Depuis peu, Rodier laissait Blin assister aux premiers rendez-vous avec les clients ; rares étaient ceux qui y trouvaient à redire. Il se mettait dans un coin, les bras croisés, écoutait sans jamais intervenir, cachait comme il pouvait sa nervosité derrière un sourire de pro, jouant le type qui peut tout entendre parce qu’il en a vu d’autres. Mais il n’avait jamais rien entendu de la sorte, c’était même la toute première fois qu’il se trouvait confronté à un bizarre matériau humain où le désarroi côtoyait la rage, l’avidité la candeur, la grandeur d’âme la vengeance. Trois jours plus tôt, ils avaient reçu Me Vano, un avocat d’affaires qui faisait régulièrement appel aux services de Rodier pour se renseigner sur la fiabilité des individus en passe de s’associer avec ses clients. La prudence de Me Vano était souvent récompensée, comme cette fois : le dénommé Damien Lefaure n’en était pas à sa première escroquerie.
En quarante-huit heures, Rodier et Blin en savaient long sur le personnage. Lefaure avait obtenu, à seize ans et un jour, le statut de « mineur émancipé » pour créer sa première société : Synenum, mise en liquidation cinq ans plus tard pour actif insuffisant. Il apparaissait dans plusieurs sociétés plus ou moins fictives de vidéo, de sponsoring, et dans trois agences de mannequins dont aucune fille n’avait jamais décroché un seul contrat dans le monde de la mode. Sa dette fiscale s’élevait à deux millions de francs, et pour pouvoir continuer à exercer, il s’était fait déclarer « incapable majeur ». Étant désormais sous tutelle, seul le nom de sa femme apparaissait dans les papiers officiels. De surcroît, il était sous étroite surveillance administrative, sans parler de celle du cabinet Rodier, depuis deux jours. Blin et Rodier connaissaient tous ses numéros de compte, le nombre et la valeur de ses actions, l’ensemble de ses sociétés, les adresses de ses gérants et administrateurs ; ils le soupçonnaient même d’avoir des intérêts dans un réseau de prostitution via Internet, mais ça restait une rumeur et ça n’apparaîtrait pas dans le rapport que Rodier devait remettre le lendemain à Me Vano.
— Ce type est passé du statut de « mineur émancipé » à celui d’« incapable majeur » comme s’il n’avait jamais connu l’âge adulte, dit Blin.
— Après tout, c’est peut-être ça, un escroc, fit Rodier.
— Dans mon atelier d’encadrement, j’étais plutôt celui qui se faisait arnaquer par les clients. Même le fisc me soupçonnait ; un excès d’honnêteté, ça cachait sûrement quelque chose. Il y a des jours où j’aurais voulu avoir les tripes d’un Lefaure.
— Tu parles, c’est juste un voleur de poules.
— C’est ce que vous allez écrire dans votre rapport ? Lefaure est un voleur de poules ?
Malgré leur complicité, le disciple ne parvenait pas à tutoyer le maître, pas plus qu’il ne l’appelait par son prénom. Rodier ne comprenait pas ces simagrées.
— Je n’écrirai rien dans ce rapport, c’est toi qui vas le faire.
— Moi ?
— Il faudra bien que tu t’y mettes un jour, non ?
Rodier demanda l’addition et refusa pour la énième fois de partager avec Thierry.
— Alors, ce rapport, demanda Rodier, dans trois heures sur mon bureau ?
— Pas avant 19 heures, j’ai un truc à faire avant.
Rodier ne demanda pas quoi. Il ne s’intéressait aux affaires des autres que s’il était payé pour ça.
La clinique du docteur Joust n’avait pas grand-chose de commun avec les précédentes. Dans un quartier résidentiel à quelques centaines de mètres de la porte Maillot, on la devinait à peine derrière un mur d’enceinte recouvert de lierre.
Pour s’engager à lui refaire une tête, Joust n’avait eu aucun besoin de l’histoire que Blin s’était senti obligé de lui servir. Il avait joué l’angoissé, persuadé de sa laideur, il était même allé jusqu’à comparer le rejet de son visage à l’envie de voir brûler une maison dans laquelle on a été malheureux. Le seul moyen de se débarrasser, symboliquement, de ce passé, c’était de voir la baraque s’écrouler dans les flammes. Au détour d’une phrase, il comprit qu’il ne mentait plus et en eut des sueurs froides.
— Soit dit entre nous, monsieur Vermeiren, vous ne m’empêcherez pas de penser qu’il y a de la dysmorphophobie là-dedans. Vous ne vous voyez pas tel que vous êtes.
Joust ne se doutait pas à quel point il était loin du compte. Blin n’eut plus qu’à approuver un devis de 65 000 francs, et la messe était dite. Pour 25 000 francs de mieux, le chirurgien était même disposé à lui changer la voix. Thierry se demanda lequel des deux était le plus fou.
— C’est possible ?
— Une petite injection de collagène dans les cordes vocales afin de les grossir et donc de modifier la vibration de la muqueuse, ça change le timbre assez nettement. Je le propose au cas où vous n’auriez plus envie d’entendre la voix de cet homme du passé…
Blin sentit la pointe d’ironie sans trop savoir quoi en penser. Pour enchaîner, Joust lui proposa de fixer une série de rendez-vous afin de rencontrer son anesthésiste, faire un bilan préopératoire, et définir le mieux possible les diverses interventions sur son visage.
— Pour une métamorphose profonde, il faut non seulement agir sur les parties molles mais aussi sur l’os afin d’ajouter ou enlever du relief, c’est ce qu’on appelle un mask-lift. Ensuite, il s’agit de remettre en tension la peau et les muscles du visage dans les zones frontales, faciales et cervicales. Nous pourrions commencer par un lifting cervico-facial et un lifting frontal si vous voulez vraiment changer de regard.
Blin n’entendit que les derniers mots : changer de regard. Le reste s’envola dans l’instant.
— En remettant en tension l’angle externe de l’œil, nous pourrions l’orientaliser un peu. Je vous montre ?
Il dessina le contour des yeux de Blin sur une feuille blanche puis quelques flèches pour indiquer le sens de son intervention ; à partir de ce vague croquis, quelque chose apparaissait, un nouveau regard, indéfinissable, peut-être plus doux et sans doute plus harmonieux, déjà réel.
— Nous allons enlever l’excès de graisse qui vient bomber les paupières et vider les légères poches sous les yeux. Nous allons en profiter pour raboter cette petite bosse sur le nez, vous êtes d’accord ?
— Oui.
— Personnellement, je ne vois pas d’autre intervention sur le nez, il est fin, droit, nul besoin de l’améliorer à part ce petit coup de râpe. En revanche, vous avez le menton un peu fuyant, je vous propose de le projeter en lui rajoutant du volume, un léger implant de silicone. Je pourrais en faire autant avec vos pommettes, jetez un œil là-dessus.