Выбрать главу

— Cette audace du désespoir, cette élégance dans la déconfiture !

— Comment expliquer qu’il avait tous les publics du monde pour lui ? On l’adorait à Wimbledon, on l’adorait à Roland-Garros, on l’adorait à Flushing Meadow, on l’adorait partout. On n’aimait pas Borg quand il gagnait, on aimait Connors quand il perdait.

— Vous vous souvenez de sa façon de s’élancer dans les airs pour frapper une balle sans lui laisser le temps d’arriver ?

— Il avait fait du retour de service une arme encore plus redoutable que le service lui-même.

— Son jeu était anti-académique, et même anti-tennistique. Comme s’il s’était ingénié, dès le plus jeune âge, à contredire ses professeurs à chaque leçon.

— On t’aime, Jimbo !

Ils trinquèrent à Connors, et une fois encore, à Borg. Puis se turent, un instant, chacun perdu dans ses souvenirs.

— Nous ne sommes pas des champions, Thierry, mais ça ne nous empêche pas d’avoir un peu de style.

— Parfois même un peu de panache.

— Ce revers décroisé, vous l’avez depuis toujours ? demanda Gredzinski.

— Il n’est plus ce qu’il a été.

— J’aurais tant aimé posséder un coup pareil.

— Vos accélérations sont bien plus redoutables.

— Peut-être, mais le revers décroisé a quelque chose d’arrogant qui m’a toujours plu. Une réponse terrible à tous les prétentieux, un truc qui scie les pattes des plus insolents.

— Je l’ai tout bonnement volé à Adriano Panatta, Roland-Garros, 1976.

— Comment peut-on voler un coup ?

— Avec une bonne dose de prétention, répondit Blin. À quinze ans, on ne doute de rien.

— Ça ne suffit pas, à moins d’être exceptionnellement doué.

— N’ayant pas cette chance, il ne me restait plus qu’à suer sang et eau. J’ai négligé tous les autres coups pour multiplier les revers décroisés. J’ai perdu la plupart de mes matchs, mais chaque fois que j’arrivais à en placer un, je terrassais mon adversaire contre toute attente, et pendant ces cinq secondes-là, j’étais un champion. Aujourd’hui, il a disparu faute de pratique, mais ça me fait un souvenir.

— Il réapparaît, vous savez, et quand l’autre s’y attend le moins, faites-moi confiance !

Gredzinski s’étonna de trouver son verre vide au moment où une curieuse sensation venait détendre son corps entier. Une sorte de trouée claire dans le ciel brumeux qui planait en permanence au-dessus de lui. Sans être malheureux, Gredzinski avait fait de l’intranquillité son état naturel. Depuis longtemps, il acceptait de retrouver chaque matin sur son chemin le monstre froid de son anxiété, que rien ne venait calmer, sinon une activité fébrile qui lui interdisait de goûter au moment présent. Tout au long de la journée, Nicolas s’efforçait de garder un temps d’avance sur elle jusqu’aux douces minutes qui précédaient le sommeil. Ce soir, en revanche, il avait l’impression d’être là où il avait envie d’être, le présent se suffisait à lui-même, et ce petit verre de vodka tout fumant de givre y était pour quelque chose. Il se surprit à en commander un second et se jura de le faire durer le plus longtemps possible. Le reste suivit ; les mots qu’il prononçait étaient bien les siens, sa pensée était affranchie de toute interférence, et un curieux souvenir lui revint en mémoire pour faire écho à celui que Blin venait d’évoquer.

— L’histoire de ces cinq secondes de bonheur a quelque chose de beau et de tragique, je comprends mieux ce vol. J’ai vécu quelque chose de similaire vers les vingt-cinq ans. Je partageais un appartement avec un professeur de piano, et la plupart du temps — Dieu soit loué ! — elle donnait ses cours pendant mon absence. Ce piano était au centre de tout, de notre salon, de nos conversations, de notre emploi du temps puisque nous l’organisions autour de lui. Certains soirs, j’ai pu le détester et, paradoxalement, il m’arrivait d’être jaloux des élèves qui y posaient les doigts. Même les plus mauvais arrivaient à en tirer quelque chose, moi pas. J’étais nul.

— À quoi bon en découdre avec ce piano s’il vous agaçait tant ?

— Sans doute pour l’insulter.

— … C’est-à-dire ?

— Jouer moi-même était la pire vengeance que je pouvais m’offrir. Jouer sans avoir jamais appris, sans pouvoir différencier un la d’un . Le crime parfait, quoi. J’ai demandé à ma colocataire de m’enseigner un morceau en mémorisant les touches et la position des doigts. C’est techniquement possible, il suffit de beaucoup de patience.

— Quel morceau ?

— C’est là que les ennuis ont commencé ! J’avais visé haut et mon amie avait tout fait pour m’en dissuader, mais je n’en démordais pas : le Clair de lune de Debussy.

Thierry ne semblait pas connaître, Nicolas fredonna les premières mesures ; ils poursuivirent en chœur.

— Amusée, malgré tout, par la gageure, la prof m’a fait travailler le Clair de lune et, comme un singe savant, j’ai fini par y arriver. En quelques mois, je jouais le Clair de lune de Debussy.

— Comme un vrai pianiste ?

— Non, bien sûr, elle m’avait mis en garde. J’étais certes capable de créer l’illusion grâce à un peu de mimétisme, mais il me manquerait toujours l’essentiel : le cœur, l’esprit du piano, l’instinct que seul peut donner un apprentissage dans les règles, une passion pour la musique, une intimité avec son instrument.

— Mais voilà, on a vingt ans et on n’a rien d’autre à faire qu’à épater son monde. Et ça a dû vous arriver une fois ou deux.

— Pas plus, mais chaque fois j’ai vécu un moment exceptionnel. Je jouais ce Clair de lune en prenant un air ténébreux, le morceau était tellement beau qu’il exaltait lui-même sa propre magie, et Debussy finissait toujours par apparaître entre deux phrases. J’ai eu droit à des bravos, aux sourires d’une poignée de jeunes filles, et pendant quelques minutes, j’avais l’impression d’être quelqu’un d’autre.

Ces derniers mots restèrent en suspens, le temps de les laisser résonner. Le bar commençait à se peupler, ceux qui allaient dîner faisaient place à ceux qui en venaient, et ce mouvement fondu créa, entre Thierry et Nicolas, une nouvelle qualité de silence.

— Le moins qu’on puisse dire est que nous avons été jeunes.

En proie à une nostalgie inattendue, Thierry commanda un Jack Daniel’s qui lui rappela un voyage à New York. Nicolas négociait sa vodka avec la patience qu’il s’était promise mais il lui en coûtait ; plusieurs fois il faillit l’avaler d’un trait comme il avait vu Blin le faire, juste pour voir jusqu’où ce tout début d’ivresse pouvait le mener. Il vivait, sans le savoir, les prémices d’une histoire d’amour avec son verre d’alcool, une histoire qui se déroulait en deux mouvements classiques : se laisser envahir par les effets du coup de foudre, et les faire durer le plus longtemps possible.

— J’ai trente-neuf ans, dit Thierry.

— Moi quarante depuis deux semaines. On peut se croire encore un peu… jeunes ?

— Sans doute, mais l’apprentissage est terminé. Si l’on considère que l’espérance de vie est de soixante-quinze ans pour un homme, il nous reste la seconde moitié à parcourir, et peut-être la meilleure, qui sait ? Mais c’est la première qui nous a fait devenir ce que nous sommes.

— Vous êtes en train de dire que la plupart de nos choix sont irréversibles.

— Nous avons toujours su que nous ne serions ni Panatta ni Alfred Brendel. Durant ces années-là, nous nous sommes construits et nous avons peut-être trente ans devant nous pour savoir si nous nous sommes plus ou moins réussis. Mais plus jamais nous ne serons quelqu’un d’autre.