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Il montra des diapositives de ses précédentes interventions. Avant et surtout, après. Le plus troublant, sur ces visages, n’était ni le gommage des rides ni le lisse de la peau, mais cette lueur au fond de l’œil qui en disait long sur la sérénité retrouvée des patients. À écouter le docteur Joust, tout ce qui paraissait impensable à Blin jusqu’à cet instant devenait une formalité. On aurait pu croire qu’il suffisait d’entrer dans sa clinique un beau matin avec sa tête de tous les jours et d’en ressortir quelques heures plus tard avec celle qu’on s’était imaginée.

— Les incisions autour de l’œil et du menton suivront le trajet de vos rides, je cacherai les autres cicatrices dans la zone chevelue, elles seront rouges les premiers temps puis quasi invisibles. Votre coiffeur sera le seul individu au monde susceptible de les voir…

Aucun problème, Thierry allait apprendre à manier la tondeuse pour garder trois millimètres de cheveux sur le crâne. Il se débarrasserait du même coup de cette maudite barbe. Il n’aurait bientôt plus rien à cacher.

*

— C’est pas encore ça, fit Rodier en parcourant les feuillets à la va-vite.

Blin l’avait retrouvé au Monseigneur, un bar à hôtesses près des Champs-Élysées qui sentait encore les années 70 et les parfums mêlés des femmes qui attendent ; un jeu de lumières tournait au-dessus des canapés rouges et des moulures en stuc. Sans chercher à savoir ce qu’ils faisaient là, Thierry attendait les réactions de Rodier à la lecture de son tout premier rapport d’enquête.

— Tu utilises des termes subjectifs comme « excentrique » ou « parvenu », ton avis personnel, on s’en moque. Trop de conditionnel aussi, ça donne l’impression qu’on n’a rien foutu. « Monsieur Damien Lefaure serait actuellement sous surveillance administrative. » Non ! Tu as entendu mon informateur aux impôts, le type est dans le collimateur du fisc, de l’Urssaf et des Assedic depuis au moins cinq ans, ça vaut un présent, ça, non ? En revanche, il faut des guillemets à « apparaît » dans la phrase : « En outre M. Lefaure “apparaît” dans une société du nom de “Pixacom” », parce qu’il n’apparaît pas officiellement. D’ailleurs, quand tu dis : « Monsieur Lefaure déclare qu’il est incapable majeur », il faut donner un peu plus de précisions à celui qui va te lire, mettre carrément les points sur les i : « Ce qui signifie qu’il est sous tutelle de sa femme, Mme Françoise Lefaure. » Tu peux même ajouter pour enfoncer le clou : « Il n’est donc pas apte à gérer ses biens », puisque c’est la réponse à la question qu’on te posait au départ. On ne te demande pas non plus de faire du style, tu dois rendre compte, un point c’est tout.

— Où est-ce que j’ai fait du style ?

— Dans la phrase : « Lors d’un contact téléphonique, nous avons perçu un silence éloquent chez le personnel de l’agence quand nous avons demandé Pixacom. » Qu’est-ce que c’est que ce « silence éloquent » ? Il disait quoi, au juste, ce silence ?

— …

— « Perçu un certain trouble », ça suffit. On comprend que les gens de l’agence ne s’attendaient pas à ce recoupement, et basta.

Rodier avait une sympathique façon d’engueuler Thierry, avec des sourires en coin et un ton à la limite inférieure du narquois. Le verdict était sans appel : en bonne voie, mais peut mieux faire.

— Qu’est-ce qu’on vous sert, messieurs ? demanda la barmaid.

Elle n’avait ni l’assurance d’une patronne, ni la célérité d’une serveuse, ni les allures d’une entraîneuse. Elle servait à boire sans style, patientait les bras croisés, allait et venait derrière le bar sans trop savoir qu’y faire. Un pull angora rouge, un pantalon en jersey noir, des escarpins marron à talons courts, elle portait le tout avec le sentiment d’avoir fait des efforts. Thierry l’imaginait battant le pavé de longues années avant de se retrouver là, factotum d’occasion, gauche, blasée. Sans la quitter des yeux, Rodier s’adressa à Thierry avec un sourire niais :

— Prends ce que tu veux, nous sommes invités par la maison.

Cet « invité par la maison » avait procuré à Rodier un court mais vrai plaisir, c’était la phrase la plus impensable pour la femme du bar. La maison n’invitait jamais, plus qu’une règle c’était un interdit, tout se monnayait, même le sourire car il était rare et compris dans la note.

— Catherine n’est pas là, dit-elle.

— Je sais, elle m’a donné rendez-vous à 9 heures. En attendant, mettez-nous deux coupes, dit Rodier, ferme.

Deux filles qui n’avaient pas entendu l’échange se levèrent de leur canapé pour se rapprocher d’eux. Celle qui se destinait à Rodier tenait à ce qu’on remarque ses bas résille rouges et sa jupe noire fendue jusqu’à la hanche. Blin n’avait aucune envie de parler, de sourire à l’autre fille. Ni belle ni laide, elle prenait des poses pigeonnantes ; sans avoir soif elle allait demander un verre ; elle voulait donner envie qu’on la touche mais sa sévérité la trahissait. Elle rêvait simplement de rentrer chez elle et ne parvenait pas à le cacher.

— Mesdames, dit Rodier, nous ne sommes pas des clients, c’est la maison qui, au contraire, fait appel à mes services. Je ne vous paierai donc pas à boire et vous ne m’en voudrez pas, nous sommes là pour des raisons purement professionnelles.

Les filles quittèrent les tabourets, sans acrimonie, sans même leur faire sentir qu’elles s’étaient déplacées pour rien.

— Vous allez m’expliquer ce qu’on fait là ? demanda Thierry.

— La taulière a besoin que je lui rende un service. Elle peut aussi m’en rendre un. On va sans doute s’arranger.

Sur le présentoir, les deux bouteilles de whisky, le cognac, et les deux alcools blancs n’avaient pas été touchés depuis des lustres. En revanche, un gigantesque seau à champagne contenait quatre bouteilles dont une entamée. Pour assister à un rituel qui lui échappait encore, Thierry regrettait de ne voir aucun vrai client passer la porte.

— Qui peut tomber dans ce genre de piège, à part un touriste bourré à mort ? Si je devais donner une définition de l’anti-séduction absolue, je la trouverais ici.

— Un type de ton âge n’a rien à faire au Monseigneur. Mais quand on a le mien, que l’addition n’a aucune importance et que l’on a besoin de discrétion, ça fait la blague. J’ai vécu quelques fêtes mémorables, ici, il y a longtemps. Maintenant je ne récupère plus comme avant, et ma Monique est la seule au monde avec qui je peux dormir.

Une femme longue et fine, la cinquantaine, blonde, maquillée à outrance, entra dans le bar avec la légitimité d’une tenancière. Elle dit bonjour à la cantonade, passa derrière le comptoir, posa son manteau dans un placard et alla serrer Rodier dans ses bras. Il lui présenta Blin qu’elle embrassa avec le même enthousiasme et s’assit sur un tabouret, entre eux deux. Elle avait su garder un visage aux yeux étonnés, un sourire plus sincère que celui de toutes les femmes présentes. Ses cuissardes noires lui donnaient des allures de maîtresse femme dont personne, et surtout pas Thierry, n’aurait su braver l’autorité naturelle.

— Qu’est-ce que vous m’offrez, les gars ?

— Rien, ce soir c’est toi qui invites.

Amusée de voir les rôles inversés, elle se commanda une coupe.

— Comment fais-tu pour être bronzée à longueur d’année dans un endroit pareil ?

— Ça me coûte un max, mais ça vaut le coup, dit-elle en déboutonnant son chemisier pour leur montrer le contraste de sa peau cuivrée avec la dentelle blanche de son soutien-gorge.

Thierry, électrisé par un geste si spontané, comprit qu’il avait désormais besoin de ça dans sa vie.