Выбрать главу

— On peut parler, là, mon Pierrot ?

— Il travaille avec moi, tu peux y aller.

— J’ai besoin d’un numéro sur liste rouge. Pour toi c’est pas compliqué.

— Trois mille.

— Trois mille ? Tu vas pouvoir me payer un verre !

Toute patronne qu’elle était, Catherine n’en oubliait pas les attitudes de séduction : une seconde silhouette qu’elle revêtait en fin d’après-midi, jusqu’à l’aube. Thierry aurait été curieux de connaître les moments où la sincérité et la spontanéité de cette femme s’exprimaient pleinement.

— Pour ton numéro, tu me fais une avance de 1 500 et tu me prêtes cette fille, là-bas, avec la robe bleue, et c’est à elle que tu verseras les 1500 qui restent.

— Yvette ?

— Je te la renvoie dans deux heures.

Sans demander d’explication, Catherine les quitta pour aller négocier avec la fille en question.

— Je peux savoir ce qui se passe ? demanda Blin.

— J’ai une affaire qui traîne depuis longtemps. Crois-moi, je donnerais beaucoup pour te laisser y aller à ma place. Je vais même prendre un petit whisky pour me donner du courage.

S’il avait l’habitude de regimber chaque fois que le travail se profilait à l’horizon, rares étaient les moments où Rodier avait besoin de se donner du cœur à l’ouvrage.

— Il va falloir que vous m’en disiez plus. C’est pas tant la curiosité que le souci d’apprendre.

— Dans notre métier, il est fréquent de voir des histoires d’argent cacher des affaires de mœurs. Cette fois, c’est l’inverse : une histoire de cul cache une affaire de gros sous. Un chef d’entreprise veut pouvoir prouver que sa femme fréquente une boîte échangiste. Il se fiche bien de savoir où elle passe tous les mardis et dimanches soir, il veut qu’elle ait les torts du divorce à sa charge afin de garder les 30 % des parts d’une société qu’ils ont fondée ensemble.

— …

— …

— Si vous avez envie de faire des câlins à Yvette, épargnez-moi une histoire aussi invraisemblable !

— On ne peut pas rentrer seul dans ce genre de boîte, tout le monde sait ça. Quand Yvette et moi aurons franchi la porte, elle s’installera au bar, moi j’irai fureter dans les salles pour repérer la fille. Avec un peu de chance, je peux la prendre en photo à la sortie.

Les bras croisés, Thierry l’écoutait, au bord du fou rire.

— Ça ressemble à ces feuilletons américains où les hommes vivent en smoking et les femmes couchent avec leur chauffeur. Pour parfaire ma formation, vous allez me dire, si ça n’est pas trop personnel, pourquoi vous avez besoin de cette fille.

— Je n’ai pas autant d’imagination, tout ce que je t’ai dit est vrai ; en tout cas, on m’a présenté l’affaire comme ça. Ces choses-là n’arrivent sans doute pas dans la vie d’un encadreur, c’est pour ça que tu as envie d’en changer. Dans la mienne si, c’est pour ça que je veux en changer aussi. Maintenant, si ça peut t’aider à réfléchir, à te poser des questions d’ordre moral et tout le toutim, c’est le moment ou jamais. J’ai accepté ce job, d’autres l’auraient refusé, mais il m’arrive d’en refuser beaucoup qui font les choux gras de la concurrence. Sur sept péchés capitaux, trois ou quatre m’ont fait vivre jusqu’à aujourd’hui, il en sera de même pour toi si tu persévères.

Blin n’avait pas vu venir ce rappel à l’ordre et resta cloué sur son tabouret.

— C’est peut-être aussi l’occasion pour toi de revenir en arrière, de rentrer gentiment à la maison, de reprendre ton ancien boulot qui ne te posera pas de problème de conscience et n’entamera jamais ta tranquillité d’esprit. Il est encore temps. Nous avons toujours le choix.

Yvette les rejoignit au bon moment, le manteau sur l’épaule.

— On y va ? demanda-t-elle.

Rodier remit sa veste, serra la main de Blin sans plus penser à son sermon et invita Yvette à prendre son bras pour sortir.

Thierry resta un moment seul au comptoir.

Il est encore temps.

Machinalement, il commanda un whisky. On lui répondit du tac au tac que la maison n’offrait plus, il haussa les épaules. Du coup, Catherine lança une œillade vers la table des filles ; Thierry était redevenu le client banal et seul pigeon de ce début de soirée.

Nous avons toujours le choix.

Il pensa un instant à Nadine qui l’attendait dans leur lit, patiente, inquiète de le savoir si libre de ses mouvements et de son temps. Elle ne soupçonnait rien de très coupable et craignait seulement un état dépressif, sans jamais évoquer la question, mais Thierry connaissait ces regards-là.

— On m’offre une petite coupe ?

Une fille vint tenter sa chance ; blonde, bouclée, elle portait un corsage noir, une jupe rouge. Thierry essaya d’imaginer le film de sa vie : elle était amoureuse d’un type au chômage qui se haïssait de lui laisser faire ce boulot, mais il fallait bien vivre. Depuis qu’il suivait des gens dans la rue, il s’amusait à distribuer des destins à l’envi, comme s’il y était habilité.

Il est encore temps.

Va pour la coupe. Une minuscule flûte avec deux glaçons, elle y trempa vaguement les lèvres. Il se demanda quelle serait la prochaine étape de ce fastidieux parcours qui devait le conduire à l’ivresse, puis à la ruine, et rapporter à cette fille de quoi faire ses courses pendant un mois.

— Comment tu t’appelles ?

Il hésita entre Thierry et Paul. Plus tout à fait l’un, encore loin d’être l’autre. Elle se foutait bien de son prénom ; Thierry ne tenait pas à connaître le sien. Rodier avait raison, il lui suffisait de descendre de ce tabouret, de rentrer chez lui, de retrouver Nadine et, le lendemain, sa petite échoppe.

Il est encore temps.

— T’es marié ?

— …

— T’as pas besoin de répondre.

— …

— Tu veux un autre verre ?

— Je vais prendre une bouteille, ça fera plaisir à la taulière. Je veux quelque chose en échange : on s’embrasse dans le cou, deux ou trois fois, là tout de suite.

— Moi ou toi ?

— Les deux.

— T’es spécial, toi.

Elle dut s’imaginer qu’il avait besoin de réconfort et le saisit par les épaules pour le soumettre à une douce rafale de baisers entrecoupés d’autres petites choses dans le cou. Il frotta son nez dans l’ouverture de son chemisier pour s’imprégner de son parfum. Il n’éprouva rien de connu dans cette bizarre étreinte, rien de sensuel, tout juste une pointe de complicité avec cette fille d’un autre monde.

— Dites donc les amoureux, dit Catherine, vous allez faire venir les flics ou les pompiers.

L’embrasseuse se mit à rire, elle était quitte de sa tâche. Blin lui caressa l’épaule, paya, et sortit.

*

— Tu rentres de plus en plus tard.

— Tu ne dormais pas ?

Il s’écroula dans le lit, tout habillé.

— Tu es soûl ?

En regrettant de ne pas l’être il répondit non, pour qu’elle pense le contraire.

— Ne te fous pas de moi, tu empestes l’alcool.

— … Et alors ?

Sa façon d’orchestrer leur rupture à partir d’un lent processus de pourrissement était bien plus diabolique que la manière dont le client de Rodier voulait se défaire de sa femme.

— Il va falloir qu’on parle.

— Ça peut attendre demain, non ?

Il la sentit s’approcher et se figer net pour le renifler.