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Il devina une larme ou deux.

Demain elle découvrirait des cheveux blonds et bouclés sur son oreiller. Des traces de rouge sur son col.

La suite allait de soi.

NICOLAS GREDZINSKI

Nu, les yeux mi-clos, Nicolas découvrit une salle de bains en faïence blanche et passa sous la douche pour se débarrasser, à contrecœur, de l’odeur de sexe qui imprégnait son corps entier. Ruisselant, il alla se blottir contre la belle endormie. Abandonnée, livrée au seul regard de Nicolas, Loraine gardait son mystère.

En sortant de chez Lynn, ils avaient cherché un adjectif pour qualifier leur état : ils étaient gris. Un superbe gris nuit, plus loup que chien, nuancé de bleu. Comme par enchantement, en longeant le bord de Seine, ils avaient vu un monstrueux vaisseau dériver lentement jusqu’à eux — l’hôtel Nikko, ils ne le surent que le lendemain — et l’avaient abordé avec une arrogance de pirates, prêts à mettre le bâtiment à feu et à sang à la moindre résistance. Nicolas s’enquit de ce qu’on trouvait dans le mini-bar avant même de demander une chambre ; ils montèrent les étages à pied, amusés à l’idée de réveiller ceux qui pensaient s’en tirer à bon compte à cette heure de la nuit.

— Champagne ? demanda-t-il, agenouillé, la tête dans le frigo.

— Champagne !

La suite fut une rencontre. La seconde fois que j’ai rencontré Loraine. De sa vie, il n’avait eu de gestes aussi lestes pour déshabiller une femme ; il la voulait nue le plus vite possible, et le plus étrange était qu’à chaque vêtement ôté il se sentait de plus en plus nu lui-même, comme débarrassé des oripeaux de la bienséance. Si elle le condamnait à ne rien savoir de sa vie, son corps, lui, devait lui être dévoilé dans l’instant ; elle ne fit rien pour s’y opposer. Au contraire, elle l’aida de ses rires, de quelques gestes qui facilitaient l’effeuillage en le rendant cent fois plus excitant. Ils restèrent un long moment, elle, entièrement nue, agenouillée à terre, et lui, costumé, cravaté, affalé dans un canapé. Tout en buvant, ils se lancèrent dans une conversation débridée sur l’étanchéité des classes moyennes, ce qui, contre toute attente, souligna un peu plus la charge érotique de la situation. Il prit ce moment comme un don de Loraine, consciente de donner si peu par ailleurs ; elle acceptait de montrer entièrement la part visible d’elle-même. Ce don décuplait son charme habituel, créait une complicité nouvelle, balayait les atermoiements de Nicolas et le réconciliait avec le fantôme de toutes celles qu’il n’avait pas su déshabiller. Hypnotisé par sa peau nue et ses replis secrets, il chercha à capter toutes les senteurs qui lui parvenaient d’elle, un mélange de Dior et de moiteur naturelle, de pigments et d’exhalaisons intimes. C’était cette même odeur, dévoyée par la sienne, corrompue par leurs étreintes, qu’il retrouva sous les draps en sortant de la douche. Si Loraine dormait encore, c’est qu’elle en avait décidé ainsi, il était donc inutile et maladroit de la réveiller pour lui rappeler que le jour s’était levé. Il trouva la force de se détacher d’elle, se rhabilla sans quitter des yeux son petit sac à main en cuir brun, et fut tenté d’y glisser la main pour y débusquer quelques certitudes : Loraine était-elle mariée ? Que diable faisait-elle avant d’aller traîner dans les bars ? Loraine s’appelait-elle Loraine ? Toutes choses devenues moins urgentes depuis qu’ils avaient fait l’amour.

Nicolas s’imaginait volontiers descendre cette journée en pente douce, le sourire aux lèvres, le cœur léger, en attendant la nuit et ses promesses ; il ne serait pas trop tôt pour vérifier s’ils étaient capables de la même fantaisie à jeun. Il pouvait désormais réintégrer le Groupe, prêt à envoyer balader tous les fâcheux tentés de lui rappeler que la vie est un challenge.

— M. Bardane veut vous voir d’urgence ! dit Muriel.

L’information semblait prioritaire. Nicolas n’y prêta aucune attention, prit son courrier, les journaux habituels, et s’installa à son bureau pour sa revue de presse. Il n’avait besoin de rien, ni bière, ni aspirine, ni délivrance. Sa bonne humeur suffisait. Une heure plus tard, Bardane frappa à sa porte :

— Vous pensez avoir marqué des points auprès de la D.G., n’est-ce pas ?

Pas besoin de répondre, encore moins d’écouter. Nicolas essaya de ne pas sourire en voyant son leurre à bière posé à un angle de son bureau, sous le nez de Bardane. Le prototype existait ; il avait désormais besoin d’un nom.

— Je sais repérer les ambitieux, j’ai joué à ça bien avant vous.

Une Baratte ?

C’est joli, ça, Baratte. Ça fait penser à « boîte », mais aussi à « baratin ». Ça collerait presque. C’est quoi au juste, une baratte ? Un truc qui sert à battre le lait pour en faire de la crème ? Il faudrait éviter la connotation lactée.

— Vous avez un problème avec la hiérarchie, Nicolas.

Une Piperine ?

Ça sonne bien, mais ça donnera quoi, en anglais ? Le leurre à bière a une vocation internationale, il faut chercher vers l’anglo-saxon.

— Celui qui veut tirer son épingle du jeu n’a qu’à aller tenter sa chance ailleurs.

Ça y est, j’ai trouvé !

Trickpack !

C’est parfait ! On a l’impression que le mot existe depuis toujours. Ça garde un côté gadget. Qui n’a pas son Trickpack ?

— Ne m’obligez pas à demander votre démission.

Bardane sortit sous le regard absent de Nicolas. Le leurre à bière était baptisé ! Il avait besoin d’un état civil séance tenante. Avant de quitter la tour, il passa un coup de fil à Alissa.

— Je vous rappelle, comme prévu, au sujet de votre proposition. C’est d’accord.

*

Institut national de la Propriété industrielle, 26 bis, rue de Saint-Pétersbourg. Le plus solennellement du monde, Nicolas entra dans le grand bâtiment gris et tourna un instant dans les couloirs avant de s’adresser à l’accueil où on lui remit un dossier de dépôt de brevet et une documentation qui indiquait la marche à suivre. Il s’installa dans une grande salle circulaire en forme de ruche avec un bureau dans chaque alvéole, quelques tables pour consulter et remplir les formulaires, de la lecture sur les murs pour tromper l’attente. Avant de pousser les portes de l’I.N.P.I., il avait fait une pause au café le plus proche, le temps de s’amuser de l’absurdité de sa démarche, de dissoudre une dernière inhibition dans un verre de cognac. Cette fois, l’éthanol ne l’aidait plus à surmonter une angoisse ou à lui rendre son libre arbitre, il lui donnait les moyens d’aller jusqu’au bout de sa fantaisie, de la rendre concrète, institutionnelle.

Il parcourut un premier document « Le Brevet : protéger son invention » où la notion même d’invention était expliquée : on ne dépose pas une idée mais son application. Il lut ensuite « Comment préparer le dépôt d’une demande de brevet » où était détaillé l’ensemble des démarches qu’il jugea trop complexes pour s’en acquitter seul ; on lui dit qu’il trouverait de l’aide au Bureau des Inventeurs.

Il fut tenté de rebrousser chemin. Le Bureau des Inventeurs ! Lui, une petite pièce de la grande machine, une fourmi ouvrière de la communauté, une pierre de la grande pyramide, un rien partie du tout, comment allait-il oser franchir la porte du Bureau des Inventeurs ? En longeant le couloir, il entendit les huées des hommes de science et de progrès qui avaient contribué au bien-être de l’humanité.