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— Il y a une suite ?

Nicolas aurait donné beaucoup pour qu’il n’y en eût pas. Il aurait vu Marcheschi comme un être humain, trop humain et faillible, de quoi retrouver un peu d’estime à son égard. Au lieu de ça, Marcheschi laissa tomber un oui et le fit traîner assez longtemps pour rallumer les ardeurs.

— S’il me restait la plus petite chance de m’en sortir, il fallait la tenter. J’ouvre un nouveau dossier et reprends tous les points de la négociation un par un. Dans une telle urgence, ce qu’on appelle la mémoire devient brutalement un outil de précision dont on ne connaissait pas encore la puissance. Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, j’ai véritablement dialogué avec ma mémoire, je me suis adressé à elle, à haute voix, je l’ai questionnée, en douceur, comme un enfant qu’il faut apprivoiser. Si le secteur est valorisé à 10 % de la capitalisation financière du groupe, avec moins de 2 % après évaluation complémentaire des audits, l’augmentation de capital est de 32 % et les investisseurs externes : X est à 13 %, Y à 12 %, Z à 7,5 %. Si mon inconscient était à l’origine de cette catastrophe, c’est ce même inconscient qui est allé chercher les informations là où elles se trouvaient. Franco avait demandé… 22 %, alors que chez nous, le maximum légal est de 15. Avec l’alinéa 5 comme clause suspensive on obtient la majorité des 2/3, et un siège de plus. J’ai vécu cet étrange phénomène qui consiste à se promener dans un vieux hangar où sont stockées des milliards de fiches en essayant de retrouver les bonnes avec une lampe torche. Il le fallait, sinon le monde s’écroulait ; en tout cas, le mien. Je ne sais pas si je dois remercier Dieu, Sigmund Freud ou les quantités de poisson que j’ai avalées depuis l’enfance, mais le résultat de toute cette histoire est parti en e-mail à Milan, il y a un peu plus de deux heures maintenant. Franco m’a rappelé pour me dire que son boss semblait d’accord sur tout. Et me voilà, fidèle au poste, prêt à prendre un second pastis en votre compagnie.

Pour Nicolas, le pire était sans doute cette touche finale. Pourquoi Marcheschi éprouvait-il le besoin, chaque fois qu’il les gratifiait d’une chanson de geste sur ses propres exploits, de terminer par : Et me voilà, fidèle au poste, prêt à prendre un second pastis en votre compagnie. Après avoir sauvé le monde, il les honorait de sa présence, simples mortels qu’ils étaient, émerveillés par tant de brio et de modestie mêlés ?

Nicolas ne pouvait pas laisser faire ça.

— Pendant de longues années, Alexandre Soljenitsyne écrit des milliers de pages dans la hantise d’une arrestation. Pour économiser le papier et cacher ses textes au K.G.B., il travaille sur de petits carnets verts — le papier blanc lui est interdit — et fait tenir sur chaque page une soixantaine de lignes d’une calligraphie microscopique. Il a quarante-deux ans et un cancer des poumons quand on l’envoie au goulag. Pendant ses huit années de détention, il n’a plus de papier mais continue d’écrire… sans écrire. « Tout homme n’a pas idée de ses capacités, ni de celles de sa mémoire », dira-t-il plus tard. Pour apprendre à mémoriser, il compose des poèmes par série de vingt vers qu’il apprend par cœur, jour après jour. Il s’aide d’un chapelet de prière, dont chaque grain représente une certaine quantité de vers, que les gardiens consentent à lui laisser. Il retient ainsi 12 000 vers, et passe dix jours par mois à les répéter tous afin de faire de sa mémoire un outil de travail unique au monde. C’est avec cet outil, son courage, son talent, sa force de résistance qu’il peut enfin « écrire » de la prose, la garder en tête durant toute la durée de sa détention, pour la restituer, mot à mot, des années plus tard. Alexandre Soljenitsyne a connu les trois plus grands fléaux du siècle, la guerre, le camp, le cancer ; à plus de quatre-vingts ans, son insaisissable écriture manuscrite n’avait toujours pas changé.

Au lieu de lui serrer la main, Marcheschi lui adressa un petit hochement de tête en quittant la table. La journée était loin d’être terminée, Nicolas avait encore envie de boire à s’en brûler l’intérieur, mais pas ici, pas maintenant. Il savait bien où et avec qui.

Au nom de quoi devait-il se priver de Loraine et de ses regards bleus ? Un mal de crâne matinal ? Un coup de fatigue vers les 11 heures ? Il avait quarante ans, il était jeune, il était vieux, il avait de l’expérience et encore beaucoup à apprendre, tout commençait vraiment, il était encore trop tôt pour se priver de quoi que ce soit. À quoi lui servait cette sagesse qui, dès le réveil, le poussait dans le rang ? À quoi bon vivre si sa part d’exaltation n’était pas prioritaire sur tout le reste ? Le jour du Jugement dernier, Dieu lui pardonnerait tout sauf de n’avoir pas assez joui de ce don étrange qu’il avait fait aux humains. Avant l’aube, Nicolas ferait l’amour avec Loraine, et tant pis si, au réveil, la vie lui ferait si peur. Après tout, qui pouvait lui assurer que demain, le jour se lèverait à nouveau.

— Allô, Loraine ? Je dérange ?

— Au contraire, j’ai très envie d’un verre en compagnie d’un monsieur qui fera tout ce dont j’ai envie.

— Chez Lynn, dans vingt minutes ?

— Si on retournait plutôt dans cet hôtel ? Si l’envie nous prend d’échanger quelques caresses, il faudra être ultra-précis dans le descriptif de ce qu’on souhaite.

Sa requête n’attendait pas de réponse. Comment ne pas être d’accord avec le programme ? Il essaya de deviner ce qu’elle faisait à cet instant précis ; son imagination lui fit entendre tour à tour des pleurs d’enfant, les haut-parleurs d’une gare, le chuchotement d’une amie, les soupirs d’un homme. Nicolas, victime d’un étrange symptôme de mimétisme amoureux, avait fini par prendre lui aussi goût au secret ; une façon naïve de lui dire qu’ils étaient faits pour s’entendre. La nuit dernière, la joue sur l’oreiller, au plus fort de l’abandon, ils s’étaient amusés à spéculer sur l’identité de l’autre. Le jeu avait surgi de lui-même, dans une étreinte :

— Tu n’as pas des mains de chirurgien.

— Toi, tu ne mets pas le parfum d’une mère de famille.

— Tu n’as pas non plus des épaules de maître nageur.

— Tu ne t’habilles pas comme une institutrice.

— Tu n’as pas une pilosité de Latin.

— Tu ne fais pas l’amour comme une fille du Nord.

— Tu n’es pas Sherlock Holmes !

— Tu n’es pas Mata Hari !

Faute de mieux, il se contentait d’en faire un personnage qu’il modelait selon l’humeur. Il la voyait tantôt en mère de famille à la tête d’une tripotée de gosses qu’elle abandonnait vers 18 heures à un époux complaisant, afin d’aller étancher sa soif de solitude et de vin. Tantôt en mangeuse d’hommes, Paris regorgeait de ses amants, parfois des promeneurs des bords de Seine voyaient passer le corps d’un de ces malheureux. Tantôt en voisine de palier qui avait fait preuve d’une imagination sans bornes pour le lui cacher. Avec une fille pareille, tout était possible.

Moins d’une heure plus tard, affalés tous deux dans le lit devant les informations de C.N.N., elle s’était blottie dans le creux de son épaule, les yeux rivés sur un déploiement de forces armées dans un pays lointain. Avant la tombée de la nuit, Nicolas put contempler le corps de Loraine à la lumière naturelle. Légèrement plus rond que celui qu’il avait deviné la veille, ça n’était pas pour lui déplaire. Des fesses et des jambes à peine lourdes, des hanches biens courbes, des seins qui ondulaient au moindre mouvement. Des formes qui avaient la beauté brute des idoles africaines et qui déclenchaient les désirs instinctifs. Tout ce qu’il avait été incapable d’apprécier, la nuit dernière, pris de boisson, en proie aux inévitables désordres de la première fois. Habillée, Loraine était une citadine qui connaît les codes et les gestes. Nue, elle avait la robustesse des femmes de la terre. Quand Nicolas la serrait contre lui, il retrouvait des forces telluriques qui lui manquaient depuis toujours.