Elle éteignit le poste, il tira les rideaux, il était temps de laisser leurs corps faire vraiment connaissance et passer au tutoiement. Plus tard dans la nuit, ils commandèrent des tramezzinis en pagaille et une bouteille de vin.
— J’ai bu du château-talbot.
— Quelle année ?
— 82.
— Salaud ! C’est un chef-d’œuvre !
Entre deux bouchées, entre deux gorgées de chablis, entre deux images de télé privée de son, entre deux éclats de rire, ils firent l’amour. Bien plus tard, elle se glissa sous le drap, chercha la main de Nicolas pour la caler sur son sein gauche, et ferma les yeux. Son souffle se fit de plus en plus profond, de plus en plus espacé ; il la sentit s’éloigner.
Il savoura pleinement une dernière gorgée de vin, en silence, heureux. Il savait désormais ce qu’il recherchait dans l’ivresse, ce n’était pas l’ailleurs du troisième verre mais le présent du premier, s’y installer le plus longtemps possible. Il n’avait pas besoin de l’ivrognerie des grands soirs, celle qui déchaîne les passions et flirte avec l’absolu, hors du temps, hors de la vie elle-même. Sa griserie avait la tête dans les nuages mais les pieds sur terre. Il n’appelait pas l’oubli de toutes ses forces comme le commun des alcooliques, il désirait exactement l’inverse, se rapprocher de l’instant et se l’approprier, comme ce soir, dans ce lit, près du corps endormi de celle qui lui faisait battre le cœur. Il s’autorisait à vivre le présent sans se demander s’il était piégé, si on allait le lui faire payer plus tard. L’évidence lui apparaissait enfin, il se mit à rêver d’un lendemain où l’essentiel serait toujours présent à son réveil. S’il arrivait à capturer cette évidence, à en garder des bribes, il parviendrait peut-être à maintenir à distance son désarroi quotidien. Si seulement il pouvait retenir jusqu’au lendemain le message de sa douce euphorie…
Si seulement.
Une idée saugrenue lui traversa l’esprit, une idée trop simple. Sans y réfléchir à deux fois, sans dégager sa main gauche de la poitrine de Loraine, il saisit, sur la table de nuit, le papier à en-tête et le stylo à bille imprimé au nom de l’hôtel. Il écrivit ce qui lui passa par la tête, reposa le bloc, se colla contre Loraine, pressa son visage sur sa nuque, et s’endormit.
À son réveil, elle n’était plus là, il n’en fut pas étonné et chercha son odeur sur l’oreiller. Tout à coup, il releva la tête, tâtonna du côté de sa table de nuit pour saisir le bloc-notes, et déchiffra ce qu’il avait écrit la veille :
Prends ce que Loraine te donne sans chercher à en savoir plus.
Pense à cirer tes chaussures au moins une fois par mois.
Dans le dossier B, réutiliser l’idée de Cécile sur le projet I.B.M., la réorienter, et laisser croire aux commerciaux qu’ils avaient raison avant tout le monde.
À force d’écouter l’orage gronder sans se déclarer vraiment, tu vas gâcher ta vie à attendre un malheur qui n’arrivera jamais.
L’impression si juste d’avoir trouvé un ami.
THIERRY BLIN
Jamais il ne s’était fait peur comme ce matin-là. Dès le réveil, il avait dû combattre sa propre folie en se faisant passer, à ses propres yeux, pour un brave type qui prenait ses rêves pour des réalités et ses désirs pour des ordres. Sur le trajet de la clinique, il avait presque réussi à s’en convaincre. Sa folie avait pourtant repris le dessus quand l’infirmière lui avait demandé de passer cette bizarre chemise de nuit blanche qui s’attache dans le dos comme une camisole.
À 8 heures précises, il entra dans le bureau des admissions de la clinique où on lui donna du Vermeiren à chaque phrase. On l’accompagna ensuite dans sa chambre où il répondit, inquiet, à toutes les questions d’une dame en blanc qui prit soin de lui faire avaler un cachet pour le détendre. Les esprits malades qui divorcent d’eux-mêmes sont répertoriés par la psychiatrie qui leur a donné des noms compliqués, son cas devait sûrement en porter un. S’il avait connu ce fameux mot, peut-être aurait-il été tenté de se faire soigner, il suffisait de changer de service. Rodier lui avait laissé une dernière chance de tout arrêter sur-le-champ, pourquoi pas Joust ? Lequel entra, se fendit de quelques paroles d’usage et traça, en silence, des lignes sur le visage de son patient. Le tranquillisant commençait à faire effet ; s’il en avait encore le désir, Blin ne pouvait déjà plus se rétracter. Ses épaules tombèrent d’un coup et son corps entier se mit à flotter. Le sourire du ravi se dessina sur ses lèvres quand il vit arriver le brancardier. Dans le bloc, il croisa une dernière fois le regard de Joust, ça n’avait déjà plus d’importance, comme si la conscience de Blin quittait lentement son corps pour rejoindre celui de Vermeiren. L’anesthésiste lui injecta dans les veines un liquide blanchâtre qui lui chauffa le bras, lui demanda de compter jusqu’à cinq. Ce fut le dernier visage qu’il vit avant de perdre le sien.
Il n’avait pas inventé cette douleur, elle était bien là mais il n’en souffrait pas, elle se contenait elle-même, sans le réveiller. Il était tout son corps à la fois, ses veines, son sang, son cœur qui battait lentement, il était ses muscles et sa force endormie.
On lui passa une compresse humide sur les lèvres, il devina un geste de femme. Il percevait ses déplacements dans la pièce à de petits signes, un tintement de verre, le squiiik de ses semelles sur le parquet, un raclement de gorge. Il voulut à tout prix ouvrir les yeux mais ses paupières restaient scellées, une sensation terrible. S’il en avait eu encore la force, il se serait laissé aller à la panique, mais les pansements autour de la mâchoire lui interdisaient de crier. Une nouvelle dose d’antalgiques et de tranquillisants l’apaisa.
Ne plus pouvoir parler le reste de sa vie ne lui aurait pas manqué tant que ça. La parole, il s’en foutait. Après tout, il n’était qu’un œil, c’était devenu son métier, et dans ce métier, moins on parlait, mieux ça valait. Épier, saisir, entrevoir, surprendre. Le reste, c’était des photos qu’on montrait en silence parce qu’elles se passaient de commentaires, c’était un rapport qu’on tapait en cherchant le mot juste. Nul besoin de parler. Discrétion assurée.
En fin d’après-midi, il entendit un bruit de pas différent, plus affirmé.
— C’est moi, dit Joust. N’essayez pas de parler, je viens vérifier si tout va bien au niveau de la vue, ne vous inquiétez pas si vos paupières sont un peu collées, c’est normal.
Thierry sentit ses doigts lui ouvrir les yeux. Un rai de lumière brouillée raviva la douleur. Rassuré, Joust remit le bandage en place.
— Tout va bien. Passez une bonne nuit, je serai là demain à 9 heures.
Avant de quitter la chambre, Joust demanda à l’infirmière si elle était de garde pour la nuit.