— Non, c’est Inès, monsieur.
L’idée d’être veillé par une Inès apaisa Thierry qui s’endormit pour de longues heures.
La nuit avait été lourde de rêves, il ne lui en restait rien, pas même une image, à peine un souvenir fatigué, entrecoupé de gorgées d’eau et de montées d’anxiété stoppées net par les somnifères. Il avait entendu, d’une chambre voisine, le son lointain d’une radio, un halo de musique qui donnait à son voyage intérieur des allures de chasse au trésor. Sans être sûr de l’avoir trouvé, il avait creusé, et creusé, ses membres vidés en témoignaient.
Joust lui ôta tous les bandages d’un coup, juste le temps de vérifier si ses coups de ciseaux ne l’avaient pas trahi. Blin parvint à entrouvrir les yeux ; le décor de la chambre lui revenait par impressions, son regard fit le point sur une petite bouteille rouge.
— Je vous ai placé un drain dans la région frontale pour évacuer le sang. Ça ne coule déjà plus.
Il n’avait rien senti vers le front, sinon une ceinture de gêne qu’il imputait au bandage.
— Vous pouvez dire quelques mots, si vous voulez.
Il refusa d’un signe de tête.
— Je suppose que vous avez envie de vous voir ? Je peux vous tendre un miroir, mais vous ne verrez que des plaies. Tout s’est très bien passé, mais ça risque de vous impressionner. Alors ?
Il secoua la tête à nouveau. Il n’était pas si impatient de voir son visage à vif. Vermeiren n’était pas tout à fait achevé, il craignait que Blin en soit impressionné. Avant de se laisser momifier, il essaya de lire dans le regard d’Inès. Peut-être voyait-elle déjà, entre les lambeaux de chair, les coutures, les agrafes, et les coulées de sang, le visage inachevé de Vermeiren.
Thierry avait traversé les derniers jours avant l’opération dans une ambiance ouatée, brumeuse, les bruits de la ville et des gens alentour s’étaient estompés. En réalité, il s’était regardé agir, comme s’il n’était déjà plus Blin mais que Vermeiren marchait à ses côtés, prêt à prendre le relais. Paul Vermeiren avait un état civil depuis maintenant une bonne semaine : carte d’identité, extrait d’acte de naissance. Jouant la curiosité professionnelle, Blin avait soutiré à Rodier, aux hasards de leurs dossiers, de précieux renseignements sur la fabrication de faux papiers et la manière de s’en procurer. Rodier avait cité les noms et les zones d’activité de quelques spécialistes reconnus pour leur fiabilité. Parmi eux, les plus recherchés fabriquaient de fausses identités à partir de vraies cartes volées dans les préfectures. Moyennant une somme ruineuse, on pouvait se procurer tout un jeu de faux papiers indétectables parce que vrais. Thierry Blin y avait mis le prix. Son premier acte de citoyen fut d’ouvrir un compte en banque au nom de Paul Vermeiren, où il déposa 150 000 francs : le dessous-de-table de la vente de la maison de Juvisy. Dans son ancienne banque, il avait pris soin de vider son compte des deux tiers, en liquide, semaine après semaine, une année durant, soit 400 000 francs. Une partie de cet argent avait servi à payer Joust, ses faux papiers, la caution de son nouveau domicile et le bail de sa future agence. De la vie de Blin, il n’avait rien pu solder de peur d’éveiller les soupçons, pas même les dessins et les lithographies oubliés depuis des lustres au fond de son atelier. Il aurait pu en tirer un bon prix chez un brocanteur spécialisé et peu regardant sur l’origine, mais la redoutable Brigitte, sa comptable, se serait vite aperçu de leur disparition. Depuis qu’elle travaillait pour le nouveau gérant de la boutique, elle avait cherché à revoir Thierry en prétextant une affaire d’impôts. Il lui manquait, elle ne trouva pas le courage de le lui avouer.
— Dites, Mademoiselle, il ne vous donne pas trop de soucis, le petit jeune ?
— Il travaille bien, il comprend tout ce que je lui explique, il tient les livres de comptes à jour, une perle de client. Il est juste mortellement ennuyeux.
— Encore quelques mois et je suis de retour.
Il avait toujours aimé chez elle sa silhouette de poupée, elle le savait et cherchait à en jouer, ce jour-là plus encore. Ses longues tresses, ses pommettes rehaussées de rose pêche, ses robes satinées. Il était à cent lieues de se douter de la vraie raison de ce rendez-vous : en apprenant que Nadine l’avait quitté, Brigitte était venue tenter sa chance auprès de lui. Au lieu de quoi, il se contenta de signer les papiers qu’elle lui tendait sans même la regarder.
Le matin de son entrée en clinique, il avait quitté l’appartement de Convention en laissant quelques bijoux de valeur dans un tiroir, un café encore tiède sur un coin de table, un livre ouvert sur une table basse, une fenêtre entrouverte. Rien qui donne à penser qu’il avait préparé une sortie.
La suite se déroulait selon un scénario qu’il n’avait cessé de réécrire jusqu’à sa version la plus aboutie. Prévenue par la concierge — étonnée par l’amoncellement du courrier — Nadine ouvrait l’appartement avec le double que Thierry lui avait laissé, puis se rendait au commissariat pour déclarer sa disparition. Elle remplissait le formulaire, donnait le signalement le plus précis possible sans oublier les signes particuliers — la cicatrice dans l’aine droite en forme de V qui l’intriguait et la repoussait à la fois — et leur laissait une photo récente, sans doute la grande en noir et blanc qu’elle avait faite pour sa série de portraits. Le Service des Disparitions prenait le relais, appelait les hôpitaux, l’institut médico-légal, le médecin et le dentiste du disparu, visitait son appartement et interrogeait quelques-uns de ses amis, peut-être aussi des clients du Cadre bleu. Vermeiren connaissait les chiffres : sur trois mille disparus par an en région parisienne, 5 % des cas n’étaient jamais élucidés. Il avait réuni tous les atouts pour faire partie de ces cent cinquante-là et tomber dans la catégorie V.R. — Vaines Recherches — jusqu’à la fin des temps.
Paul Vermeiren aurait pu sortir vingt-quatre heures après l’opération ; il avait préféré passer une nuit de plus à la clinique, inquiet de se retrouver livré à lui-même sans savoir qui il était vraiment. Joust, satisfait de ce qu’il avait vu sur le visage de son patient, lui proposa un rendez-vous dès le lendemain — « J 3 » selon son mode de calcul — pour enlever les fils des paupières supérieures, et un deuxième, J 7, pour les paupières inférieures. Ils ne se reverraient qu’en J 15 pour ôter les agrafes dans la bouche, le menton et les pommettes. En plus des bandages qui lui couvraient entièrement le visage, Joust lui conseilla de porter d’ici là une cagoule de compression afin d’éviter tout risque sur la zone frontale. Avec sa tête de film fantastique, il repassa par le service des admissions et demanda un taxi.
— Pour quelle adresse ?
— 4, allée des Favorites, à Cholong-sur-Cèze.
Il précisa à l’infirmière, qui s’en foutait : c’est chez moi.
— Vous y serez bien.
Cette simple phrase de l’agent immobilier, trop prosaïque pour être malhonnête, l’avait décidé. À quoi bon rater une occasion d’être bien quelque part, et pourquoi pas dans un pavillon de grande banlieue qui ressemblait beaucoup à un coin de campagne, une bicoque entourée d’arbres, hors du village et hors du temps. Trois fenêtres donnaient sur une ruelle que personne n’empruntait, les autres sur un jardin dont on ne pouvait deviner les limites. Un saule pleureur, deux sapins, un magnifique érable, un cerisier. Paul s’y sentait comme un hobereau vieillissant accroché à sa terre pour se consoler d’avoir perdu ses autres privilèges. La maison était saine et juste à sa mesure : un salon avec une cheminée qui prenait tout un mur, une chambre avec vue sur le jardin, une cuisine qui sentait le bois et la cendre.