Thierry Blin, lui, avait toujours aimé la ville. Il voulait être au cœur, là d’où partent toutes les artères, et si les battements de ce cœur se faisaient parfois trop entendre, il lui était impensable de vivre ailleurs. Le monde était sous ses fenêtres, il se voyait comme le mille de la cible. Il craignait que quelque chose lui échappe et pensait avoir assez d’énergie pour se confronter à la grande ville. Depuis que le matériau humain était devenu son gagne-pain, il recherchait le contraire ; après des jours et des nuits de filatures, de tension nerveuse et de désordre, il avait besoin de remettre sa tête à l’endroit, loin de la folie des hommes.
Paradoxe : depuis son exil, il n’avait jamais senti Paris si proche. S’il pouvait voir la Ville lumière scintiller du haut du clocher de Cholong, à quoi bon l’avoir à ses pieds ? Comment ressentir une ville quand on est pris dans sa tourmente ? Babylone n’est Babylone que si on peut la contempler de loin.
Allongé dans une chaise longue, le nez en l’air, un plaid sur les genoux et un livre en main, il attendait en paix la fin de sa convalescence. Il retourna à la cuisine pour surveiller un gratin de légumes et ouvrir son courrier où le nom de Vermeiren était imprimé partout. Paul Vermeiren existait pour le social. La machine s’était enclenchée d’elle-même, il suffisait de respecter quelques règles, de ne rien demander à personne, de ne jamais se plaindre. Dès lors, un citoyen de plus ou de moins passait inaperçu aux yeux de tous.
— C’est flamand comme nom ? lui demanda l’employé des Télécom en installant la ligne.
— D’origine hollandaise, assez lointaine.
Il n’avait plus sur le visage que quelques sparadraps au coin des tempes. Se regarder bien en face ne lui posait plus de problème. Les lentilles marron lui donnaient un regard plein, profond, en harmonie avec ses cheveux et son grain de peau — le regard qu’il aurait dû avoir depuis toujours. La forme de ses yeux, à peine plus fendue, faisait sourire le visage entier et le rendait malicieux. Plus que tout, Paul était fier de son menton ; il lui donnait une légitimité, une assurance qui lui avaient toujours manqué, un surcroît de virilité, une finition inattendue qui le débarrassait à tout jamais d’une barbe de camouflage. Il prenait plaisir à se raser, à masser ses joues parfaitement glabres. Tous les trois jours, il passait son crâne à la tondeuse, un geste maîtrisé d’emblée. Par endroits, la cicatrisation le démangeait et lui rappelait qu’il y avait une couture ; pas de quoi se prendre pour un monstre. De jour en jour, il voyait son visage s’affirmer dans le miroir. Parfois, il retrouvait Blin sous ses traits, à l’improviste, l’espace d’une mimique. Un Blin lisse, anamorphosé, tellement lointain. Même l’éclat dans son œil avait presque disparu, comme une toute petite braise prête à s’éteindre sous un voile de cendre.
Paul Vermeiren avait du temps pour tout, du goût pour tout, la cuisine, la promenade, la lecture sous un plaid, les soirées au coin du feu, les nuits devant des films, les grasses matinées interminables, les bains chauds à toute heure. Sa convalescence lui laissait même le temps de mettre à l’épreuve de vieux rêves et d’élucider certains mystères. Il s’était toujours demandé comment un objet pouvait tenir en l’air, tourner sur lui-même, dessiner une courbe, faire une révolution complète, et revenir dans la main. Il n’était peut-être pas trop vieux pour accomplir des miracles. Chaque jour il apprenait à lancer le boomerang, seul, un livre ouvert à ses pieds. Il voyait dans ce geste un mélange de science, d’élégance, d’humilité face à la nature, une façon de rendre hommage aux mystères de la physique qui fascinaient déjà les primitifs. Comme un véritable aborigène, Paul prenait le temps de ressentir la qualité du vent, de s’en faire un ami, de contourner les arbres par d’habiles paraboles. Pendant les heures d’apprentissage où son boomerang se perdait dans la nature, il arpentait des kilomètres de pré avec la patience d’un sourcier. Les gens du coin le saluaient, le regardaient lancer, amusés — une lubie ? La toute dernière mode parisienne ? — sans se douter un instant que cet homme reproduisait un geste rituel bien antérieur à l’existence des tracteurs, des vaches, peut-être même de l’herbe verte.
« Nous nous reverrons J 60, et sans doute pour la dernière fois », lui dit Joust au matin de J 30. Manifestement fier de sa créature, le bon docteur lui demanda s’il pouvait le prendre en photo pour impressionner de futurs clients. Vermeiren refusa à contrecœur. En voiture, il passa sous les fenêtres de l’appartement de Convention, curieux de voir s’il était déjà loué, puis s’arrêta un instant devant le café où Nadine et lui se retrouvaient. Ils s’y étaient parlé pour la dernière fois, J-5. Leur séparation datait de quatre mois.
— Ça va ?
— Ça va.
— C’est nouveau, cette robe bleue.
— Je l’ai vue sur Anne, j’ai voulu la même. Elle t’embrasse.
Non, elle ne m’embrasse pas, elle pense que je devrais me faire soigner. C’est ta meilleure amie, il faut la comprendre, elle m’en veut.
— Rappelle-lui qu’elle a toujours mon cache-poussière en toile, j’aimais bien ce truc.
C’est un détail dont tu te souviendras devant les flics. Un type qui réclame un cache-poussière en toile ne songe pas à disparaître.
— Comment on fait pour la mutuelle ?
— Si je pouvais rester un peu sur la tienne quelques mois, le temps que je retravaille.
— … Tu vas retravailler ?
— J’en ai marre de ne rien foutre.
— Tu t’ennuies, toi ?
Ça t’étonne, hein ? J’avais l’air de les trouver passionnantes, mes virées nocturnes. J’en faisais même un peu trop. Tu avais cherché à comprendre, à me parler de cette crise de la quarantaine, de cette envie de me mettre en danger. La suite t’a donné raison.
— Je vais peut-être reprendre le Cadre bleu.
— Si tu as un problème pour le loyer, je peux t’avancer des ronds en attendant.
— Non, ça va, j’ai de quoi voir venir.
Tu sais bien que j’ai emprunté de l’argent aux copains, ils sont sûrs de ne jamais le revoir. Ils t’en ont parlé, c’était le but de la manœuvre.
— Ne te gêne pas avec moi, hein ? Si tu as des dettes…
— Des dettes ? Quelles dettes ?
— Il paraît que tu continues à jouer…
Et voilà le travail !
— Laisse tomber, Nadine… Parle-moi plutôt de toi. Ton nouvel appartement ?
— Rue de Prony, à deux pas du cabinet, ça me change la vie, c’est incroyable.
Tu n’as encore rencontré personne, mais ça ne va pas tarder, je le sens, tu as de nouveau envie de séduire.
— Tu es pressée ? Tu reprends un café ?
— Je dois rentrer.
Quand ils viendront te voir pour t’annoncer ma disparition, n’oublie rien, l’odeur d’alcool et des parfums sucrés, les cravates que je mettais dans la poche pour sortir, mon compte en banque vidé en moins d’un an et surtout les relevés de carte bancaire avec l’adresse de bars à putes que j’ai pris soin de laisser traîner sur ma table de nuit. Dis-leur des choses comme : « Il a dû lier connaissance avec des gens louches qui lui ont fait des histoires. » Tu n’auras pas à mentir, tu seras convaincante.
— Je fais une petite crémaillère, vendredi en huit, tu viens ?
— Vendredi 17 ? J’ai rien, c’est noté. Je ferai des zakouski.