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Ça tombait comme un verdict. Ils trinquèrent à cette certitude.

— D’ailleurs, à quoi bon vouloir être quelqu’un d’autre, mener la vie de quelqu’un d’autre ? poursuivit Gredzinski. Éprouver les joies et les peines de quelqu’un d’autre ? Si nous sommes devenus nous-mêmes, c’est que les choix n’étaient pas si mauvais. Qui d’autre auriez-vous aimé être ?

Thierry se retourna pour désigner la salle d’un geste ample.

— Pourquoi pas ce type, là-bas, avec cette superbe fille qui boit des margheritas ?

— Quelque chose me dit que ce gars-là doit avoir une existence compliquée.

— Ça ne vous dirait rien d’être le barman ?

— J’ai toujours évité les boulots qui ont trait au public.

— Ou le pape en personne ?

— Pas de public, je vous ai dit.

— Un peintre exposé à Beaubourg ?

— Ça demande réflexion.

— Que diriez-vous d’un tueur à gages ?

— …?

— Ou simplement votre voisin de palier ?

— Aucun de tous ceux-là, mais pourquoi pas moi-même, dit Nicolas. Mon moi rêvé, celui que je n’ai jamais eu le courage de faire naître.

Il éprouva soudain comme une nostalgie.

Par jeu, par curiosité, ils évoquèrent chacun cet autre, à la fois si proche et tellement inaccessible. Thierry le voyait porter tels vêtements, exercer tel métier, Nicolas dévoila ses grands principes de vie et quelques-uns de ses défauts. Chacun s’amusa à décrire la journée type de son autre moi, heure par heure, avec une abondance de détails qui finit par les troubler. Si bien que, deux heures plus tard, ils étaient bel et bien quatre, accoudés au comptoir. Les verres s’étaient succédé jusqu’au point rédhibitoire où l’idée même de les compter frôle l’indécence.

— Cette conversation vire à l’absurde, dit Nicolas. Un Borg ne devient pas un Connors, et inversement.

— Je ne m’aime pas assez pour vouloir rester moi-même à tout prix, dit Blin. Ces trente années qui me restent, j’aimerais les passer dans la peau de cet autre !

— Je n’ai pas l’habitude : est-ce que nous ne serions pas un peu soûls ?

— Il ne tient qu’à nous de partir à la recherche de ce quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qu’on risque ?

Gredzinski, captivé, avait enterré son inquiétude dans un désert et dansait maintenant sur sa tombe. Il chercha la seule réponse qui lui semblait cohérente :

— … De se perdre en chemin.

— C’est un bon début.

Ils trinquèrent une fois encore sous l’œil d’un barman blasé qui, compte tenu de l’heure, ne leur servirait plus rien. Bien plus lucide que Gredzinski, Blin prit tout à coup un faux air de conspirateur ; sans même s’en douter, il avait orienté la conversation pour en arriver à ce point précis, comme s’il avait trouvé chez Gredzinski l’interlocuteur qu’il cherchait depuis longtemps. Sa victoire à leur match l’encourageait maintenant à en jouer un autre où il serait à la fois son propre adversaire et seul partenaire, un combat d’une telle envergure qu’il lui faudrait réunir en lui toutes ses énergies, réveiller son libre arbitre, rappeler ses rêves, croire à nouveau, repousser des limites qu’il commençait à entrevoir.

— Il me faudra du temps — disons deux ou trois ans pour fignoler le moindre détail —, mais je vous fais le pari que je serai ce quelqu’un d’autre.

Un défi que Thierry se lançait à lui-même, comme si Gredzinski n’était plus qu’un prétexte, au mieux un témoin.

— … Nous sommes le 23 juin, poursuivit-il, je vous donne rendez-vous dans trois ans, jour pour jour, dans ce même bar, à la même heure.

Loin, ailleurs, grisé par la vitesse que prenait ce moment-là, Gredzinski se laissait guider par son ivresse, un pilotage automatique qui lui permettait de se concentrer sur l’essentiel.

— Un rendez-vous… entre nous, ou entre les deux autres ?

— C’est tout le sel de ce pari.

— Et l’enjeu ? Si par extraordinaire l’un de nous y parvenait, il mériterait une énorme récompense !

Pour Blin, la question n’était plus là. Conquérir cet autre était en soi le plus fort des enjeux. Il s’en sortit par une pirouette :

— Ce soir-là, 23 juin, à 21 heures, dans trois ans exactement, celui de nous deux qui aura gagné pourra demander n’importe quoi à l’autre.

— … N’importe quoi ?

— Existe-t-il un plus gros enjeu au monde ?

Là où se trouvait Gredzinski, plus rien ne semblait extravagant ; tout et son contraire rivalisait d’intérêt. Il découvrait sa propre faculté d’exaltation, un sentiment rare qui habitait à la fois sa tête et son cœur.

Il était temps pour eux de se quitter, quelque chose donna le signal du départ. Ni l’un ni l’autre n’aurait su dire quoi.

— C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons, Thierry.

— Ce serait la meilleure chose qui puisse nous arriver, vous ne croyez pas ?

THIERRY BLIN

Il se leva sans prendre le temps de remettre en question les décisions de la veille ; en se lançant dans une gageure impossible, hier, face à un inconnu, il avait, du même coup, enclenché un compte à rebours.

Sur la porte du réfrigérateur, un mot de Nadine lui rappela le dîner prévu le soir même chez leurs plus vieux amis. Se préparer un café l’aurait mis en retard pour l’ouverture de sa boutique, il se contenta d’un fond de thé tiède abandonné sur un coin de table par sa compagne et entra dans la salle de bains pour prendre une douche rapide. Plein d’une énergie inhabituelle au saut du lit, il en profita pour tailler son épaisse barbe qui commençait à lui manger les pommettes. Quand on lui demandait pourquoi il la gardait, Thierry répondait qu’il détestait se raser. C’était en partie vrai, mais il ne disait pas combien lui était pénible de se regarder en face.

Quand parfois, dans un café, il lui arrivait de se retrouver devant un miroir au-dessus de la banquette, il proposait à Nadine d’échanger leur place pour faire face à la salle ; Thierry savait éviter son reflet comme une seconde nature. Quand la rencontre s’avérait nécessaire, il s’y résignait et finissait par accepter ce qu’il voyait mais ce qu’il voyait ne lui revenait pas. Un visage rond aux sourcils épais, des yeux ternes, des oreilles légèrement décollées, une lèvre supérieure qui dessinait un minuscule V au milieu de la bouche, et surtout, une terrible absence de menton. C’était le détail rédhibitoire, le point névralgique de toute sa personne, d’où sa barbe drue. Certains maudissaient leur petite taille, d’autres supportaient mal de se dégarnir, Blin aurait donné n’importe quoi pour avoir les mâchoires carrées. Tout jeune, un gosse de sa classe l’avait surnommé « la tortue » sans qu’il sache pourquoi. Quelques années plus tard, pendant une séance de diapos prises lors d’un camp itinérant, Thierry avait entendu une jeune fille chuchoter à sa copine : Tu ne trouves pas que Blin a un profil de tortue ? Il s’était mis à poser des questions à son entourage mais personne n’avait su le renseigner vraiment, il avait dû attendre l’âge d’homme pour comprendre. En se lavant les mains dans les toilettes d’un restaurant dont les murs, recouverts de miroirs, créaient un effet de kaléidoscope, il vit, pour la première fois, son profil de près, ses contours et son mouvement dans l’espace ; il discerna enfin cette courbe convexe qui allait du front au nez et du nez à la lèvre inférieure, ses yeux qui tombaient sur les joues, le tout faisant irrésistiblement penser à une tortue de dessin animé, une tortue triste qui peine à avancer.