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Si encore il avait été laid, littéralement laid, mais la vraie laideur est aussi rare que la beauté, et Blin n’entrait pas plus dans cette catégorie. Il se serait peut-être plu, laid. Son drame était d’avoir une tête exceptionnellement banale, à la limite inférieure de l’insignifiant. Un faciès inutile, c’était le terme qu’il employait. Il se voyait vieillir d’une bien curieuse manière : la tortue, de plus en plus triste, de plus en plus lente, s’arrondissait et se voûtait à la fois, la peau flasque, les membres fondus. Et ça n’aurait eu aucune importance si, ne fût-ce qu’un été, il s’était senti beau. Il y aurait cru sans être dupe : ceux qui ont un physique agréable le savent. On s’ingénie à le leur répéter depuis l’enfance et, à l’âge adulte, on se charge de leur rafraîchir la mémoire de temps en temps. Blin n’avait jamais deviné le regard traînant d’une fille sur son passage, et les femmes qui s’étaient données à lui n’avaient jamais fait allusion à sa silhouette. Il leur plaisait mais aucune ne l’avait trouvé beau ; les plus honnêtes l’avaient reconnu. Les rares fois où il abordait la question, Nadine évoquait maladroitement son charme pour le gratifier au passage.

— À ton âge, on se fait à la gueule qu’on a. Et je l’aime, moi, ta gueule.

Mais pourquoi diable n’aurait-il qu’une seule gueule dans toute cette chienne de vie ? On devait pouvoir en changer comme on rompt un mariage qu’on pensait éternel.

Il quitta son appartement pour s’engouffrer dans la bouche de métro Convention, sortit à Pernety, commanda un café à emporter dans son bistrot habituel et ouvrit sa boutique, « Le Cadre bleu », où l’attendait une série de lithographies à encadrer avant la fin de la semaine. En laissant son esprit échafauder une structure complexe afin de concrétiser le pari lancé la veille, ses mains s’attelèrent à la tâche sans avoir besoin d’être commandées.

Blin avait-il jamais aimé son métier ? Il avait voulu être artisan par désir d’indépendance et non par amour des tableaux, de l’encadrement, ni même du bois. Il s’était trouvé une vocation comme on croise une amourette qu’on quittera tôt ou tard. Pendant son stage de documentaliste au cabinet d’arts graphiques du Louvre, il avait rencontré un type qui avait mis au point un système ingénieux pour consulter dessins et pastels sans avoir à les toucher ; des Degas, des Boudin, des Fantin-Latour. De fil en aiguille, il avait appris ce que l’on doit savoir sur le métier d’encadreur ; un examen lui donna le grade d’ouvrier professionnel. À la suite d’une demande à la direction des Musées de France, on lui proposa un poste au musée d’Orsay, et le tour était joué. Un atelier tout neuf partagé avec un restaurateur, la plus belle vue de Paris, et une spécialisation dans la photographie ancienne. Nadar, Le Gray, Atget et quelques autres lui devaient, aujourd’hui, le repos éternel entre deux feuilles de Plexiglas. Certains de ses collègues avaient une approche presque sensuelle des matériaux, les vernis, le papier, la feuille d’or, et avant tout, le bois. Des experts, des amoureux du bois, les sens en éveil devant un bout de sycomore. Peu à peu, il se rendait à l’évidence : il n’était pas de cette famille-là. Son premier souvenir ayant trait au bois datait de cette épée fabriquée à la diable par son père, désastreux bricoleur, à partir de deux tasseaux mal dépolis qui lui avaient occasionné bien des échardes. Durant ses années de musée, il avait fait son boulot sans fausse note, mais sans la moindre inventivité. Il donna sa démission sur un coup de tête pour se colleter à d’autres supports, à un art non plus sacré mais vivant. Il reprit le bail d’une épicerie dans une rue tranquille du XIVe arrondissement, installa son atelier, un massicot, une étagère à baguettes, des néons crus et quelques cadres dans la vitrine. Il fit un peu de publicité dans le quartier en comptant sur la bienveillance des commerçants alentour, et ouvrit grand la porte du Cadre bleu, heureux d’être un artisan, grisé par sa liberté toute neuve, flatté par ceux qui voyaient de la noblesse dans son métier et de l’authenticité dans ses gestes.

C’est là qu’ils sont arrivés.

Les patrons de restaurants et leurs aquarelles, les gosses et leurs posters pliés en quatre, les cinéphiles et leurs affiches rongées par l’acide du ruban adhésif, les amateurs éclairés et leurs nus, les amateurs ambitieux et leurs nus hyperréalistes, et quelques collectionneurs de gravures piquées de rouille trouvées aux puces de Saint-Ouen. Sont arrivés ensuite les artistes en personne, les purs abstraits qui osent l’huile mais abusent du siccatif, les bucoliques et leurs pastels du jardin d’enfants, les récents lauréats de divers concours, dont la palette d’Or du XIVe, et pour couronner le tout, les autoportraits au fusain de Mme Combes. Blin n’avait pas à se plaindre ; sans être submergée de commandes, la boutique marchait assez pour le faire vivre.

Huit ans plus tard, il ne prenait plus aucun plaisir à soigner le travail. Au nom de quoi ? Du beau ? De l’art ? Après le Louvre et le musée d’Orsay, le mot art prenait une autre résonance quand il l’entendait dans sa petite échoppe. Une de ses premières clientes avait été cette petite dame et ses « douze Klimt » à encadrer.

— Douze Klimt ! Gustav Klimt ? Vous êtes sûre ?

— Oui, douze dessins.

— Des originaux ?

— Je ne sais pas.

— Ils sont signés ? Ce sont des œuvres sur papier ?

— Non, sur un calendrier.

Avec un peu d’expérience, il avait pris l’habitude de traduire. Un dessin de Gauguin était, en général, une affiche d’exposition, et J’ai un original de annonçait un mauvais quart d’heure.

— J’ai un original de Bourrelier, une marine.

— De qui ?

— Romain Bourrelier ! De la meilleure période de Bourrelier. Je ne savais pas que mon grand-père en avait un, vous vous rendez compte, un Bourrelier, en très bon état !

— … Je ne suis pas très doué en histoire de l’art…

— Sa meilleure période ! Tout de suite après guerre ! C’est ce qu’on m’a dit à Villebonne, il était originaire de là. Je voudrais le faire estimer mais je ne sais pas à qui m’adresser. Vous connaîtriez quelqu’un, vous ? Un spécialiste ?

— Il faudrait que je me renseigne…

— Vous saviez qu’il y avait un Bourrelier accroché à l’hôtel de ville de Corcelles, en Bourgogne ?

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Discret, hein.

La palme revenait au pur abstrait de l’atelier d’en face, artiste local, indigent comme il se doit, très en retard sur les paiements, mais son statut de peintre lui en donnait le droit. Il confiait à son encadreur ses états d’âme et ses coups de gueule — tous ces fonctionnaires du ministère qui n’y connaissent rien ! — et estimait que montrer ses toiles à La Tavola di Peppe, une pizzeria de la rue de l’Ouest, était indigne de son talent, ce qui avait au moins le mérite de laisser la place à un autre.

Au début, Blin était plein de bienveillance à leur égard, il acceptait leur part de naïveté, il les enviait même d’oser ce qu’il n’osait pas, c’était sa manière de leur rendre hommage en étant leur premier public. Aujourd’hui, il n’était même plus curieux des petits accidents créatifs des environs ; quiconque entrait dans son commerce provoquait déjà l’ennui. Il en devenait aigri et ne respectait plus leur liberté d’expression. Certains matins, il avait envie d’en faire trinquer un pour tous les autres, de se gargariser de sa misère stylistique, de le dénoncer au comité de vigilance du bon goût, de hurler au dérisoire. En fait de quoi, il restait affable, flatteur, il fallait bien vivre. Impossible de s’en ouvrir à Nadine, elle était une des leurs. Ils s’étaient rencontrés comme ça. Une grande photo dont elle était fière, ça se lisait dans ses yeux quand elle l’avait sortie du carton à dessin ; on y voyait des silhouettes grises se croiser sur une avenue, dans l’indifférence totale, un banc vide en arrière-plan. Métaphore, allégorie, vie moderne, incommunicabilité, sous-exposition intimiste, etc.