— Bonjour.
— …?
— Vous avez lu l’annonce ?
— Oui.
— C’est par ici, venez. Je m’appelle Brigitte Reynouard, dit-elle en lui tendant la main.
… Mademoiselle ?
Comment avait-il pu oublier qu’elle s’appelait Reynouard ? Elle qui connaissait le numéro de sécurité sociale de Blin par cœur, ses numéros de compte, les petits secrets de son quotidien et de ses états d’âme ; il n’avait pas même fait l’effort de retenir son nom de famille. Il ne l’avait jamais appelée que « Mademoiselle ». Brigitte voulut le débarrasser de sa veste en cuir ; encore hébété, gauche, il préféra la garder. Elle était là, face à lui, telle qu’il l’avait toujours connue, souriante en toutes circonstances. Blin savait déchiffrer le sourire de Brigitte, elle pouvait tout exprimer du bout des lèvres. Je ne vous connais pas, mais merci d’être là, qui que vous soyez, disait-elle ce soir à cet inconnu. Ses longs cheveux raides, d’un noir synthétique, tombaient sur ses épaules en satin bleu.
— Vous me suivez ? Les autres sont déjà là.
Brigitte regardait les gens dans les yeux, ses poignées de main étaient franches, ses bises étaient gourmandes et sincères, comme si elle prenait vraiment plaisir à frotter ses joues contre celles de l’autre. En accueillant Vermeiren, elle n’avait rien éprouvé de particulier, sinon la joie de partager ce moment avec un ami de plus. Paul venait de passer une première épreuve avant même d’avoir eu en main ce fameux verre.
— Ce sont des intimes de Thierry Blin, je n’y ai peut-être pas ma place.
— Il suffit d’avoir eu envie de venir. Je peux vous demander qui vous êtes ?
Il avait préparé une réponse et l’avait répétée à haute voix, comme un rôle.
— Paul Vermeiren, je suis agent de recherches privé. Il m’avait contacté il y a deux ans pour retrouver le propriétaire d’un dessin de maître qu’on lui avait laissé en dépôt. Une histoire compliquée mais qui s’est bien terminée pour lui.
— Un dessin ?
— Un dessin de Bonnard.
— Il ne m’en a jamais parlé. Pourtant, je connaissais tout l’inventaire de la boutique, je m’occupais de ses comptes.
— Il a fait appel à moi pour des raisons de discrétion. Je crois pouvoir dire aujourd’hui qu’il avait le secret espoir de garder ce dessin.
— La dernière année, il aurait fait n’importe quoi pour trouver de l’argent.
— J’ai lu l’annonce par hasard, hier matin. Ça m’a fait un choc, surtout au mot disparu.
— Ça nous a tous fait un choc.
— Il est mort ?
Elle haussa les épaules, tendit ses paumes en l’air et soupira. « Dieu seul le sait. »
— C’est vous qui avez eu l’idée de cette réunion ?
— Oui.
Mademoiselle… Je ne pensais pas à vous en voulant tout quitter. Blin ne vous méritait pas.
— Venez, je vais vous présenter ceux que je connais.
— Je préfère ne pas parler de cette affaire de dessin. Présentez-moi comme un simple client de sa boutique.
— Je comprends.
Dans une grande salle, une vingtaine de personnes discutaient à mi-voix, un verre à la main. En bonne hôtesse, Brigitte présenta à Paul « un des plus vieux amis de Thierry ».
Didier était toujours aussi mou, aussi blond, il portait ses sempiternelles chemises en étoffe moirée dont on ne voyait jamais les boutons.
— Paul Vermeiren, un client de la boutique.
C’était la phrase à dire à Didier pour qu’il cesse de s’intéresser au nouvel arrivant. Didier n’aimait rien mieux que de serrer les bonnes mains ; un simple client de Blin ne présentait que peu d’intérêt.
— Didier Legendre, un copain d’enfance de Thierry.
Ils s’étaient rencontrés en classe de seconde ; pouvait-on encore parler d’enfance ? Didier faisait partie de ces gens qui amélioraient la vérité, non pour la poétiser mais pour exalter le peu qu’ils avaient à raconter. Il parlait facilement de son jogging à 7 heures du matin dans le jardin du Luxembourg, été comme hiver ; en réalité, il ne l’avait fait en tout et pour tout que deux fois, en juillet, sur les coups de 10 heures. Il se targuait de connaître « Barcelone comme sa poche » et oubliait que Nadine, exaspérée par sa lenteur, lui arrachait la carte des mains pour les remettre dans le droit chemin. Il disait une douzaine quand il s’agissait de huit, il disait plein pour dire plusieurs, et dans tous les cas, il arrondissait le réel au franc supérieur. Compte tenu des gens présents, Didier était pourtant le seul à pouvoir prétendre au titre d’ami d’enfance de Thierry.
— Vous avez été mis au courant par l’annonce ? demanda Paul.
— Non, c’est Nadine qui m’a prévenu.
Paul ne la voyait pas dans l’assistance, sans pouvoir s’en étonner devant Didier.
— Je ne la connais pas.
— C’était la compagne de Thierry. Une des dernières personnes à lui avoir parlé.
Blin et lui s’étaient perdus de vue : l’indigence de leurs échanges et l’acharnement de Didier à s’imposer dans les conversations était devenu insupportable. Il faisait partie de ceux qui accaparent le ballon à grand renfort de croche-pieds, pour ne jamais marquer.
— Les quelques fois où nous nous sommes rencontrés, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à un homme discret, toujours mesuré. Pas le genre de type à disparaître du jour au lendemain.
— C’était quelqu’un de torturé, tout môme il était déjà comme ça. Qu’il ait disparu, c’est incroyable par certains côtés, et puis quand on le connaissait vraiment bien, ça n’est pas si surprenant.
— Ah non ?
— Ce serait difficile à résumer en quelques phrases, mais quand nous passions des nuits blanches à fumer nos premières clopes, à se raconter nos premières filles, il parlait déjà de celui qu’il allait devenir, il était persuadé qu’il allait casser la baraque.
Ils fumaient, ça oui, mais en aucun cas ils ne se « racontaient leurs premières filles », elles étaient encore un mythe dans leurs jeunes esprits. Quant à « casser la baraque », il ne s’agissait que de bêtises d’adolescents obsédés par leur avenir, pressés de se sortir du lot. Ils étaient touchants de banalité.
— On s’est inscrits ensemble aux Beaux-Arts. Je dessine toujours, c’est même mon métier, mais sur des supports modernes, je fabrique des images virtuelles. Thierry a voulu devenir peintre et il a fini par ouvrir sa boutique d’encadrements.
À l’époque, tu m’y avais encouragé. Tu me parlais de la noblesse de l’artisan qui refuse la folie contemporaine. Aujourd’hui, Didier Legendre fabriquait des affiches avec des ronds et des carrés de toutes les couleurs, des effets de relief qu’un enfant pouvait obtenir en appuyant sur les bons boutons. Sans vergogne, il avait même demandé à Thierry d’en encadrer certaines. Aujourd’hui, Blin était devenu Vermeiren, celui qu’il avait toujours voulu être, et personne n’avait su rester à ce point fidèle à ses rêves.
— Il se sentait volé d’une jeunesse qui n’était pas à la hauteur de ses espérances.
Paul dut le reconnaître, il y avait un fond de vrai.
— Vous savez, je suis retourné dans un de nos coins préférés, le long du chemin de fer de la gare de Choisy-le-Roi, en direction de Juvisy. Il y a, à un endroit précis, comme un creux sous les rails, on pouvait y tenir à quatre, recroquevillés, en attendant qu’un train passe. Vous ne pouvez pas imaginer la violence d’un moment pareil, ça durait dix à quinze secondes, c’était interminable, on hurlait à gorge déployée pour couvrir le bruit du train et notre peur avec. C’était ça, Thierry et moi.