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Tiens, le coiffeur… Le coiffeur est venu…

Paul ne se doutait pas que le coiffeur était l’homme le moins rancunier du monde. Un jour où il passait devant le Cadre bleu, Blin l’avait insulté pour avoir jeté son paquet de cigarettes par terre. Il était entré dans une colère noire : les gens capables de faire ça étaient des êtres inférieurs sans la moindre réflexion sur l’existence, sur autrui ; ils étaient condamnés à mourir puérils, le chemin à parcourir étant désormais trop long. L’homme l’avait écouté, interdit, et lui avait fait des excuses que Blin, dans sa fureur, n’avait pas su entendre. Une rage vite transformée en gêne ; plus jamais il n’était retourné dans son salon. Aujourd’hui, le coiffeur était là, le verre du souvenir en main. Paul ne résista pas à l’envie d’aller lui parler.

— Je me présente, Paul Vermeiren, j’étais un client de la boutique de Thierry Blin, mais je n’habite pas le quartier.

— Jean-Pierre Maraud, on était collègues. Je veux dire, des commerçants du coin.

Il saisit une poignée de cacahouètes et les happa toutes d’un coup.

— Quelle genre de commerce ?

— J’ai un salon de coiffure.

— Je ne les fréquente pas beaucoup, dit-il en caressant son crâne lisse.

Maraud, peu intrigué par la présence de Paul, essayait d’écouter, à quelques pas de là, les anecdotes de Mme Combes.

— Et vous le coiffiez ? insista Paul.

— Il y a longtemps, oui, mais il y a eu une petite fâcherie, un truc stupide, j’avais jeté un papier dans la rue et il ne m’a plus jamais adressé la parole.

— Il l’a sans doute regretté, vous savez. Peut-être qu’il n’osait plus passer devant votre boutique parce qu’il se sentait coupable.

— Il avait eu raison de pousser un coup de gueule. Je me suis demandé pourquoi il m’arrivait de jeter des choses à terre. Était-ce parce que je n’avais aucune conscience du bien commun et que je me foutais de la propreté des rues ? Était-ce parce que j’imaginais un employé de la voirie passer derrière moi ? Ou tout simplement parce ce que ça n’est pas interdit chez nous, une raison bien suffisante pour ne pas s’en priver ? Je n’ai pas réussi à me situer dans une de ces catégories, mais la peur de me retrouver dans toutes m’a donné une sacrée leçon. J’avais, comme il le disait, du chemin à parcourir, cette affaire de papier par terre a été un déclencheur, une prise de conscience. Aujourd’hui, quand je vois un type jeter quoi que ce soit dans la rue, j’ai pitié de lui. Je me fais une haute idée du respect de la collectivité. Grâce à Thierry Blin.

Paul Vermeiren sentit comme une bouffée de chaleur, le verre du souvenir lui montait à la tête. Il aurait aimé échanger quelques mots avec tous, les écouter parler de Blin, en apprendre sur lui. Il reconnut tout à coup une voix et se retourna sans y croire. Une petite voix du passé, un timbre inoubliable qu’il avait oublié. Il chercha d’où elle venait. Elle était minuscule, cette fille. Une voix qui allait si bien avec sa taille. Et son minois toujours un peu froncé, sa façon de jouer les fausses ingénues.

… Agnès ?

Tu es là, Agnès ?

Ses cheveux avaient un peu blanchi, mais elle était restée fidèle à la coupe Louise Brooks. Ce petit air de diablotin qui sort d’une boîte. Dès l’âge de seize ans elle voulait avoir des enfants et s’en occuper, elle voulait même s’occuper de ceux des autres, elle en voulait partout dans la maison. Blin ne savait pas encore comment les fabriquer. Agnès avait été son initiatrice, à peine plus âgée que lui, mais tellement plus à l’aise avec tout ça. De parents divorcés, elle vivait chez sa mère, voisine des Blin. Un jour, Thierry et Agnès avaient pris le train pour aller chez son père, à Rueil-Malmaison, le temps d’un week-end. Ils voulaient jouer aux amants de cinéma, éclairage à la bougie, bas résille, faux champagne et vraie terreur, toutes les conditions du fiasco réunies. Ils ne firent l’amour qu’une semaine plus tard, sans préambule ni décorum, dans sa chambre d’enfant, à quelques mètres du salon où la mère d’Agnès regardait un épisode de Dallas. Leur histoire n’avait pas eu le temps de faire un tour complet autour du soleil. Comment imaginer, plus de vingt ans après, qu’elle y attachait encore de l’importance. Un grand type l’accompagnait, prévenant, discret. Elle avait toujours rêvé d’un géant pour donner à leurs enfants une chance d’être dans la moyenne. Un peu empruntés, ils se parlaient pour se donner une contenance, ils ne connaissaient personne et personne ne les connaissait. Vermeiren s’approcha.

— Bonjour, je m’appelle Paul, je ne connais pas grand monde. Apparemment vous non plus.

— Je m’appelle Agnès, et voilà mon mari, Marco. J’ai lu dans le journal que Thierry était… enfin… avait disparu. Je n’étais même pas sûre qu’il s’agissait du même. Ça fait si longtemps…

Paul aurait aimé retenir un moment la main d’Agnès dans la sienne, juste le temps de remonter le passé.

— On était des copains-voisins, à Juvisy. Et vous ?

Ton soutien-gorge qui s’ouvrait par-devant. Tu savais déjà que les garçons étaient gauches. Ta façon de faire « ouppps… » quand mes mains s’aventuraient vers des territoires encore interdits.

— On habite toujours en banlieue, c’est mieux pour les gosses.

J’adorais te souffler sur le front pour défaire ta frange, tu détestais ça. Tu m’avais laissé te regarder te laver, je t’avais séchée, la serviette t’enveloppait tout entière.

— On ne s’était jamais revus.

Toi et moi, effondrés un matin, notre drame portait un nom : mycose. Il y avait plus de toujours que d’amour dans nos phrases. Nous ne nous aimions pas, nous ne faisions que nous adorer.

— On a un peu de route à faire, après il faut raccompagner la baby-sitter. Dites, j’aimerais vous demander, la femme de Thierry est là ?

Agnès voulait voir à quoi ressemblait la compagne de son amourette de jeunesse. Paul venait d’éprouver la même curiosité en voyant ce grand type à son bras.

— Elle devrait venir, mais je ne la vois pas.

— Tant pis. Eh bien, merci, monsieur…? Comment, déjà ?

— Vermeiren.

Son mari posa les verres, chercha ses clés, se renseigna auprès de Brigitte sur le meilleur chemin pour retourner en banlieue Sud. Agnès en profita pour serrer à nouveau la main de Paul ; il sentit comme une caresse dans sa paume. Elle le regarda droit dans les yeux et lui transmit son trouble.

— On y va, chérie ?

Adieu petite.

Brigitte réapparut, un plateau de canapés en main.

— Voulez-vous que je vous présente quelqu’un ? lui demanda-t-elle, toujours aussi attentive.

Elle était loin de se douter qu’il avait une histoire commune, même courte, avec chacun.

Nathalie Cohen, partenaire occasionnelle de tennis. Un classement bien supérieur à celui de Thierry, ce qui compensait largement sa force physique. Nadine et M. Cohen les regardaient jouer un moment puis s’éclipsaient pour aller boire un Coca pendant qu’elle le faisait transpirer comme jamais aucune femme ne l’avait fait.