Michel Bonnemay, son dentiste, était venu avec Évelyne. Blin ne payait jamais ses soins et le remboursait en cadres, personne ne savait où en étaient les comptes, tout cela les amusait beaucoup et facilitait les écritures. Paul avait envie, comme Brigitte, de remercier un à un tous ceux qui avaient pris la peine de venir. Étaient-ils une mosaïque de Blin, de ses interactions humaines ? À eux tous pouvaient-ils écrire l’histoire de ce cher disparu ? Mme Combes, qui donnait de la voix, était prête à s’attaquer à un chapitre entier.
— Il était adorable, mais attention, quel sacré bonhomme ! Il menait les clients à la baguette, c’est le cas de le dire !
Blin lui avait soufflé le jeu de mots. Elle n’avait pas compris sur le coup.
— Et je peux même vous raconter une anecdote. Oh, ce jour-là, quand j’y repense… Vous vous rappelez peut-être, c’est pendant mon otite qui n’en finissait plus, mais j’avais des compensations ! Je peux bien l’avouer maintenant, je disais à tout le monde que j’étais sourde et la plupart me croyaient, ça me permettait d’entendre seulement ce qui m’arrangeait. Eh bien, figurez-vous qu’un jour, juste pour la plaisanterie, hein, j’étais dans sa boutique pour retirer un cadre. Il m’annonce une note de 600 francs. Aussi sec, je lui donne un billet de 200, je le remercie bien fort et je sors. Ah, quelle rigolade ! Fallait le voir me courir après dans la rue pour me hurler 600 ! dans les oreilles.
Quelques sourires autour d’elle, des rires polis. Paul se souvenait de cette histoire ; la veille il avait vu un film où le personnage central était un encadreur que personne ne paie, pas même une petite vieille qui fait semblant de ne pas l’entendre et lui verse la moitié de ce qu’elle doit en le remerciant d’un grand sourire. Mme Combes l’avait vu aussi et s’en était largement inspirée ; la scène s’était déroulée comme elle venait de le raconter, à ceci près que Blin ne l’avait pas poursuivie dans la rue comme elle le prétendait, mais s’était contenté, comme le héros du film, de la laisser partir en disant : Vous êtes maligne, madame Combes. Il avait perdu 400 francs, mais pendant une minute, il s’était pris pour un personnage de cinéma, et ce n’était pas cher payé. Si Blin avait été enterré pour de bon, c’est Mme Combes qui se serait occupée de la collecte pour la couronne. De la part de tous ses amis du quartier.
Une anecdote en appelait une autre, Paul se sentit vite débordé.
— Moi aussi, je me souviens d’un jour où…
— Et moi aussi, tenez…
Ne pouvant tout capter, il en perdait les trois quarts, c’était horrible !
— Roublard, avec ça…
— Tourmenté, ça se voyait…
Un à la fois, nom de nom ! Laissez-moi en profiter, j’y ai droit !
— Eh bien, moi, je me souviens mieux de sa boutique que de lui, dit la libraire. On ne passe pas chez un encadreur comme on passe chez le charcutier. J’y allais parfois pour rien, pour discuter, boire du thé, écouter ce curieux silence ponctué de coups de râpe, sentir le parfum des vernis. L’été, il y faisait même plus frais. Le temps s’y écoulait autrement que partout ailleurs dans le quartier. Lui-même avait des gestes lents, pendant qu’il travaillait on pouvait rester silencieux sans que cela ne nous gêne, ni lui ni moi. C’était comme une parenthèse sereine, et quand on sortait, on retrouvait l’agitation des rues de Paris.
— Il aimait encourager les volontés. Tu as toujours voulu aller au Népal, fais-le ! Tu veux te lancer en indépendant, fais-le ! Tu veux perdre dix kilos, il ne tient qu’à toi ! Il pensait que tout était affaire de détermination, et il avait raison. Il suffisait de lui passer un coup de fil et ça donnait la pêche.
Paul, tenté de les croire, essaya de se raisonner : ces gens étaient censés dire du bien du disparu, c’était même le but de cette réunion. Blin n’avait rien d’exceptionnel, un autre aurait eu droit au même traitement.
— Il y avait chez lui, dit une voix qui couvrait les autres, un curieux mélange de sensibilité et de distance face aux événements.
L’homme était bavard et sa voix de baryton donnait de l’écho à son charisme. Un petit corps charpenté, un regard creusé, un visage fait de sillons, une silhouette inconnue qui intriguait Paul depuis le début de la soirée.
— D’une exigence avec lui-même qui lui permettait de l’être avec les autres.
C’était bien la première fois qu’il voyait ce type de sa vie.
— Le mot « éthique », tellement galvaudé qu’il ne veut plus rien dire aujourd’hui, avait encore un sens pour lui. Le mot « honneur » aussi.
Quelqu’un dans cette pièce va finir par lui demander ce qu’il fout là, nom de Dieu ?
— Bon, je peux bien vous faire cette confidence maintenant qu’il n’est plus là, un jour il m’a dit : « Tu vois, René, je suis nostalgique de l’existence de Dieu. La vie serait bien plus simple si j’étais croyant, je me poserais moins de questions. »
Vous allez le laisser pérorer comme ça combien de temps ? Ce type est un imposteur ! Il n’a jamais connu Blin de sa vie !
— Une fois, par hasard, je l’ai vu se recueillir, cimetière Montmartre, sur la tombe de Stendhal.
Au fou ! À l’assassin ! Brigitte, mettez-le dehors ! Il doit faire ça tous les jours, c’est un hobby, un métier, une perversion, un truc comme ça. Il lit les carnets noirs des quotidiens et vient faire son numéro ! Ce n’est même pas le mot verre qui le motive, c’est le mot souvenir !
L’arrivée de Nadine attira les regards, on baissa d’un ton. Même l’imposteur. Seule, plutôt en forme, habillée avec un brin de fantaisie, histoire de montrer qu’elle était le contraire d’une veuve. Là encore, Paul aurait payé cher pour voir à quoi ressemblait le nouvel homme de sa vie, ou l’homme de sa nouvelle vie. Comme ses clients de l’Agence Bonne Nouvelle, il était curieux des traits de son remplaçant. Nadine embrassa presque tout le monde, entre sourire et gravité. Après tout, elle avait un rôle à jouer. Il voulait une épreuve de vérité, elle était enfin là, en chair et en os. Il allait devoir regarder en face cette femme avec qui il avait vécu pendant cinq ans, une femme qui avait pleuré dans ses bras, qui l’avait soigné quand il était malade. Brigitte la présenta aux rares invités qui ne la connaissaient pas, dont Paul.
— Nadine Larieux.
— Paul Vermeiren.
Elle le salua et passa au suivant, comme ça, dans la foulée. Il ne se doutait pas qu’elle avait une poignée de main aussi franche.
… Nadine ? Dis-moi que ce n’est pas vrai… Nadine, c’est moi !
— Bonjour Michel, bonjour Évelyne.
Oui, moi… Le type qui t’a entièrement déshabillée dans une forêt déserte, en plein jour, juste parce que ça l’amusait. Et toi aussi, du reste. Ohé… Nadine ?
— Salut, toi.
— Salut Nadine.
Celui qui te demandait de porter des justaucorps qui s’ouvrent entre les jambes. Oui, c’est moi, mais regarde donc vers moi, enfin !
— Tu vas bien, Didier ?
Celui qui te bâillonnait de sa main quand parfois il t’arrivait de crier trop fort. Ça ne te dit plus rien ?
— Alors, on le boit ce verre ? dit-elle.
Nouvelle tournée dans la liesse générale. Paul Vermeiren venait de trouver ce qu’il était venu chercher : le droit d’exister, de se fabriquer ses propres souvenirs sans avoir besoin de ceux de Thierry Blin. Entièrement rassuré, il fut sur le point de partir quand Brigitte demanda le silence.