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— Je voudrais vous remercier d’être venus ici aujourd’hui pour Thierry.

Petites réactions, verres qui se tendent vers elle. Elle agita la main pour signifier qu’elle n’avait pas fini.

— Pour être tout à fait sincère, ce n’est pas la seule raison pour laquelle je vous ai demandé de venir, ce soir. Comme vous le savez peut-être, les recherches autour de la disparition de Thierry sont officiellement arrêtées, faute de piste. J’ai discuté des heures avec la police qui est obligée de suivre la procédure. Mais c’est une vérité dont je ne me satisfais pas. Je n’arrive pas à l’admettre.

Tout l’auditoire fut pris à contre-pied. Le punch venait à peine de réchauffer les consciences, le recueillement avait fait place à une ambiance, les témoins devenaient des convives prêts à continuer la soirée. Et Brigitte évoquait un drame.

Le sien.

— Je me suis dit que si tous ceux qui l’avaient connu étaient réunis, nous pourrions recouper nos témoignages, retrouver des informations que la police n’aurait pas. Si nous essayons tous de nous souvenir des derniers jours avant sa disparition, nous pourrions peut-être recueillir des indices, même infimes, qui permettraient de relancer les recherches. Il n’y a plus grand-chose à espérer, mais je dois aller jusqu’au bout. Je m’en serais voulu toute ma vie de ne pas le tenter.

— …

— …?

Personne ne sut faire écho à ses paroles et le silence se prolongea, inquiétant, pénible. Paul, défait, préféra s’asseoir un moment à l’écart.

C’était donc elle.

Brigitte.

Elle s’était occupée des démarches avec la police, elle avait attendu les résultat de l’enquête, elle avait donné, espéré. À n’en pas douter, c’était elle qui avait signalé la disparition de Blin. Pourquoi avait-elle donné tant d’elle-même ? Blin n’était rien de plus qu’un client. Il ne se souvenait pas d’un seul moment ambigu, un de ces regards qu’on échange sans le chercher vraiment, comme un code tacite entre homme et femme. Il ne se souvenait pas d’avoir regardé une seule fois ses jambes, son décolleté. Ni rêvé d’elle. Il n’avait pas souvenir du moindre jeu de séduction. Pour lui, Brigitte était charmante, adorable, attentive, rayonnante. C’était beaucoup, mais rien de plus.

*

Avant de partir, chacun dit ce qu’il avait à dire, même l’imposteur. Sans l’avouer, sans même se le formuler, Anne n’aimait pas l’idée d’un Blin vivant. Trop irrationnel, trop invraisemblable. Blin n’avait pas l’étoffe d’un fait divers ; Paul en fut presque vexé. Heureusement, la tendance générale était au pessimisme, comme s’il s’agissait de calmer les espoirs de Brigitte et de la préparer à accepter le pire. Elle était devenue la femme du marin qui, malgré l’annonce du naufrage, attendait le miracle. Une femme qui aurait donné n’importe quoi pour une certitude. Elle tenait à Blin à ce point-là. Il était presque attendrissant de voir Nadine elle-même venir la consoler.

— Il continuera à vivre dans nos mémoires.

— S’il est mort, paix à son âme, dit Didier.

— S’il est vivant, respectons son choix, osa Michel.

Paul croisa les doigts pour qu’on en reste là. Quand les derniers eurent quitté la pièce, Brigitte avait des faux airs de veuve. Paul saisit sa veste en cuir sur un dossier de chaise, elle accourut vers lui.

— Restez encore un peu, je vais raccompagner les autres.

Une injonction. Douce, timide, mais c’était une injonction. Jusqu’à la dernière poignée de main, aux derniers remerciements, Paul sentit son cœur battre à s’en faire péter la poitrine. Il avait peur que le masque de Vermeiren n’ait pas résisté au regard d’une femme amoureuse.

Paul avait failli croire à ce Blin ; Agnès lui avait gardé une place dans sa mémoire, le coiffeur se sentait meilleur grâce à lui, même l’imposteur avait su le faire passer pour un pur esprit. Et ce type formidable avait été aveugle au point de ne pas avoir ressenti l’affection de Brigitte ?

Ils se retrouvèrent seuls dans le grand salon, soudain si vide et silencieux.

— Je me doutais bien que cette réunion ne servirait pas à grand-chose, dit-elle, mais je ne pouvais pas ne pas l’organiser.

— Je comprends.

— Vous êtes pressé ? On prend un dernier verre ? Pas celui du souvenir, j’entends.

Lui n’entendait rien mais accepta, hypnotisé par le regard d’une femme qui avait su cacher son amour comme une héroïne romantique. Elle sortit une bouteille de whisky et en servit deux verres d’autorité. Blin lui faisait ce coup-là pour fêter la fin des bilans et autres feuilles d’impôts ; un rituel qu’elle avait conservé.

Mademoiselle… Comment pouvais-je me douter de ce que vous ressentiez pour moi ? Vous auriez dû me le faire comprendre d’un signe. Ça aurait peut-être tout changé, qui sait ?

— Comment a-t-il pu me faire ça, après tout ce que nous avons vécu. Je n’étais pas que sa comptable, vous savez…

— …?

— À vous, je peux bien le dire, nous avions une liaison.

— …!

— Personne n’en a jamais rien su, pas même Nadine. Nous étions discrets… Nous étions brillants !

— …

— Encore un peu de whisky ?

— Vous devriez peut-être freiner sur le verre du souvenir.

— Nous faisions l’amour dans l’atelier, il me couchait sur sa longue table, près de l’établi, dans les copeaux et les pots de vernis. Inoubliable !

— Brigitte…

— Dans ses bras, je me sentais comme… c’est difficile à dire… je me voyais comme… « Mademoiselle ». Une femme qui n’existait que pour son seul regard, celle que je devenais à son approche… Je veux redevenir « Mademoiselle »…

— …

— Retrouvez-le-moi.

— … Pardon ?

— Je sais qu’il n’est pas mort. C’est comme une intime conviction. Je sens qu’il est là, pas loin, qu’il nous a joué un tour pendable.

— …

— Je vous engage officiellement. C’est votre métier, non ? Là où la police a déclaré forfait, je vous confie cette mission.

— Vous ne pensez pas que les autres ont raison, qu’il vaut mieux l’oublier ?

— C’est au-dessus de mes forces. Tant qu’on ne m’apportera pas la preuve formelle de sa mort, je le chercherai. Quand il verra tout ce que j’ai mis en œuvre pour lui, il tombera amoureux de moi.

— S’il est encore vivant, ça prendra peut-être des années !

— Si vous refusez, j’en embaucherai un autre, et un autre après lui.

Paniqué à cette idée, Paul chercha un argument définitif, et ne trouva qu’un misérable :

— Ça va vous coûter très très cher !

— Tant pis. Vous acceptez ou pas ?

Il ferma les yeux et chercha loin, en lui, la force de ne pas fondre en larmes.

NICOLAS GREDZINSKI

L’Autre en lui était formel : fous-lui la paix. Les billets qu’il laissait à Nicolas au petit matin prenaient des allures de diktat : Pour une fois que tu rencontres quelqu’un qui ne te demande rien sinon de ne rien lui demander, ne va pas tout foutre en l’air. L’argumentaire changeait parfois, mais le message restait le même. Nicolas s’en offensait : au moment même où son double écrivait ces lignes fiévreuses, Loraine était à quelques mètres de lui, chaude, belle, terriblement présente, à portée de caresses. L’Autre avait beau jeu de l’exhorter à la patience, il n’avait pas à subir ce doute insupportable que Nicolas traînait la journée durant. Si elle cachait quelque chose d’inavouable, il avait le droit de savoir quoi. Le droit de celui qui aime et souffre. Pourquoi continuer ce jeu d’une rare cruauté ? L’Autre revenait toujours sur le mot « confiance », mais Loraine faisait-elle confiance à Nicolas ? Le pauvre n’avait-il pas passé tous les tests avec succès ? N’avait-il pas été assez patient ? Avec le temps, il prenait le silence de Loraine pour de la méfiance et cette méfiance avait des faux airs de dédain.