Выбрать главу

Nicolas ne se cachait plus devant Muriel quand, sur les coups de 10 heures, elle passait lui donner son courrier. La gamme complète des Trickpacks sur son bureau, il n’éprouvait même plus le besoin d’en recouvrir ses bières. Cet objet était né d’un sentiment de honte dont il s’était affranchi ; il buvait de la bière parce que son corps la réclamait et que sa bonne conscience n’y voyait aucun inconvénient. De temps en temps, l’Autre se fendait d’une phrase sur la question : Bois tant que tu en as besoin, bois tant que ça te permet d’avancer. Évite les dérivés d’anis, les alcools de fruit et de blé. Ton coup d’essai a été un coup de chance, reste à la vodka. Tu peux faire des mélanges tant que tu n’oublies pas le plaisir du goût. Et pense à boire beaucoup d’eau entre deux verres d’alcool. Je sais, c’est pas facile, fais au mieux.

— Je vous laisse les journaux reçus pendant votre absence ?

— Merci, Muriel.

Il profitait de sa revue de presse quotidienne pour émerger de ses gueules de bois, de plus en plus coriaces. Il ouvrit une seconde Heineken et, pour la masquer, choisit le Trickpack d’une autre marque de bière, amusé par l’absurdité du geste. Parmi les dernières déclinaisons du Trickpack proposées par Altux S.A., on trouvait le modèle avec message en capitales noires sur fond blanc, du type : L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. On trouvait le modèle couple Elle ou Lui — avec possibilité de le personnaliser, y faire inscrire son prénom ou imprimer sa photo. On trouvait des détournements de boîtes de conserve, dont la fameuse boîte d’épinards de Popeye. On trouvait le Trickpack Trichloréthylène, mais aussi Arsenic, Strychnine, Eau bénite. Et pour couronner le tout, des slogans sur l’ivresse et des dialogues célèbres de cinéma. Plus rien ne surprenait Nicolas, surtout avant la première bière, celle qu’il goûtait de toutes ses papilles. Le reste de la journée, il avait le choix entre divers poisons, selon les circonstances. À une certaine heure de la soirée, la bière appelait la vodka de façon irrésistible, qui elle-même appelait, tard dans la nuit, la fraîcheur de la bière. Une spirale dans laquelle Nicolas se jetait sans l’ombre d’un remords. Un jour prochain, rongé par l’alcool, à l’article de la mort, il garderait le délicat souvenir de l’amertume de la bière au matin.

Les amis de Thierry Blin, disparu il y a un an,

sont invités à se retrouver le mardi 16 mai à 18 heures,

au 170, rue de Turenne, Paris IIIe,

pour boire le verre du souvenir.

Entre deux articles à peine parcourus : Thierry Blin.

Surgi d’une autre vie.

Le tennis des Feuillants. Borg et Connors.

Un entrefilet aberrant.

Voilà au moins un verre que Nicolas ne boirait pas, il était à Rome le mardi 16 mai.

Le doute sur le nom ne résista pas à ce « disparu il y a un an ». Il s’agissait là du même Blin, celui qui avait eu l’idée de ce pari d’ivrogne. Ils s’étaient fixé rendez-vous trois ans plus tard, le 23 juin exactement, soit dans moins d’un mois.

Sa bière avait tout à coup un goût d’eau gazeuse et ne lui était plus d’aucune utilité. Pour accuser le choc, il se sentit obligé de porter la main à la flasque dans sa poche intérieure gauche. La gorgée de vodka arriva à point nommé ; il avait besoin de se concentrer sans réveiller la peur en lui. Que voulait dire ce « disparu » ? Mort ou disparu ? Comment savoir ce que ce fou avait en tête ? Avait-il persévéré dans l’idée insensée de devenir quelqu’un d’autre ? Au nom de quoi ? À quel prix ? Blin était-il mort d’avoir voulu devenir cet autre ? Une chose était sûre : aucun des deux ne serait au rendez-vous qu’ils s’étaient fixé. Nicolas garderait à jamais le souvenir de ce dément qui voulait être un autre et qui, à son insu, lui avait fait connaître la vodka. Il leva donc sa flasque à la mémoire de Thierry Blin, bienfaiteur sans le savoir. Ce fut son verre du souvenir.

Journaux et magazines étalés sur sa table venaient de perdre tout intérêt. Pour des raisons encore inconscientes, Nicolas ressortit les billets laissés la veille par l’Autre. L’essentiel s’inscrivait là, sur ces petits bouts de papier, le reste était oubliable. Le monstre devenait de plus en plus précis dans ses libellés et prenait désormais le temps de soigner la ponctuation, de faire des phrases complètes, toujours dans un style enlevé, parfois comminatoire, comme s’il poussait un hurlement du fin fond des ténèbres.

Avant, quand quelqu’un te faisait attendre plus de vingt minutes à un rendez-vous, tu avais peur qu’il soit mort. Désormais, souhaite-le !

Certains passages étaient plus sibyllins, Nicolas les gardait précieusement dans un tiroir et y jetait un œil de temps à autre pour déchiffrer l’énigme.

La grande question : « Est-ce qu’il ne nous arrive que ce qui nous fait peur ? » ou « Est-ce justement ce que nous redoutons le plus qui n’arrive jamais ? »

Parfois, il retrouvait des billets faisant appel à des situations en prise directe avec son quotidien.

Envoie chier Garnier et son plan de restructuration. Ça ne sert que son service et ça dessert le tien, même s’il prétend le contraire.

En relisant ces mots, Nicolas composa sur-le-champ le numéro de poste de Garnier.

— Guy ?

— Salut, Nicolas.

— En fin de compte, j’ai réfléchi, je préfère que nos services restent indépendants, en tout cas pour le moment, merci d’y avoir pensé.

— …?

— Au revoir, Guy.

Nicolas était bien obligé de reconnaître que l’Autre avait raison sur presque tout, excepté sur un point : les cachotteries de Loraine. Si elle ne se décidait pas à partager son secret, Nicolas allait devoir se passer de son consentement. Il entendait déjà son double pousser des cris d’outre-tombe :

— Tu vas tout gâcher, imbécile. Méfie-toi du mythe d’Orphée !

— Je prends le risque.

— Elle a sûrement ses raisons.

— Je veux les connaître.

— Ça ne te suffit pas de vivre ce que tu vis, au jour le jour ? Tu en veux plus ? Jusqu’où ? À quel prix ?

— Justement, ce n’est pas au jour le jour, il ne s’agit que de nuits. J’aime cette femme, je l’aime, je ne peux plus ne pas savoir ce qu’elle fait quand je ne suis pas là, ça me rend fou. Au début, le jeu était amusant, ça sentait le soufre, maintenant c’est une odeur qui m’insupporte, je veux savoir, parce que j’y ai droit.

— Tu n’as aucun droit.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Elle est toujours à tes côtés, tu ne souffres pas de son absence.