— Ce qu’elle te donne est déjà énorme, si elle a besoin de plus de temps, laisse-le-lui.
— Je n’attendrai pas une nuit de plus.
Il tournait autour de la décision depuis quelques semaines et tout s’était précipité à leur retour de Rome. Il fallait qu’il sache. Dès aujourd’hui. Il lui suffisait d’ouvrir les pages jaunes à la lettre D.
Détective, Investigations, Filatures, Discrétion…
Aussi simple que ça.
Association Paris détective… Agence B.U. Détective… Cabinet Latour, enquêtes…
Parmi ceux-là, il en trouverait bien un pour lui dire qui était Loraine.
A.P.R., missions… Prévoir, Décider, Agir, affaires commerciales et privées…
Elle n’en saurait rien.
Surveillances & Recherches… Détective depuis 1923…
Il en aurait le cœur net.
Surveillances en voitures-radio, métro Chaussée-d’Antin…
Il y avait droit.
Consultants Détectives… Audit de sécurité… Contrefaçon… Débiteurs… Disparitions… Protection de l’information… S.O.S. Détectives…
Lequel choisir ? Ces types-là étaient prêts à tout, il suffisait d’y mettre le prix. Il chercha un nom qui l’inspirait entre la liste et les encadrés, mais tous se valaient, tous le rendaient méfiant. Il reprit une goulée de vodka pour se donner du courage et parcourut chaque adresse, chaque nom. Sans le savoir, il ne se remettait pas du choc causé par cette réapparition de Blin dans sa vie : une réapparition annonçant une disparition, tout allait trop vite. Le mot « disparu » l’avait troublé pour des raisons qui devenaient plus claires. Et si, à force de rester anonyme, Loraine disparaissait elle aussi ? Et si elle en avait dit le moins possible dans le seul but de préparer sa sortie, un jour prochain ? Et si son silence protégeait Nicolas d’une menace ? Derrière ce disparu, il avait pris peur pour Loraine. Il vida sa flasque sans même s’en rendre compte.
Dossiers privés… Discrétion… Agence Bonne Nouvelle…
Pourquoi pas l’agence Bonne Nouvelle ? Un nom saugrenu et naïf à la fois. Celle-là ou une autre, après tout, quelle importance. À court de vodka, il se résigna à terminer sa bière tiède d’une traite. Il était soûl, il le savait, il l’avait bien cherché.
— Allô ? Je voudrais parler à un détective.
— M. Vermeiren est en mission actuellement, mais je peux vous donner un rendez-vous.
— J’ai besoin de quelqu’un tout de suite.
— Essayez chez B.I.D.M., ou le cabinet Paul Lartigues, ce sont de grosses maisons, ils peuvent réagir vite, mais peut-être pas dans l’heure.
— Je vais me débrouiller, merci.
Après tout, pourquoi faire appel à cette engeance ? À quoi bon raconter sa vie à un inconnu ? Ça ne devait pas être sorcier, après tout. Avec un peu d’adresse, de jugé, en moins d’une heure il serait fixé. La brûlure de la vodka lui manquait, il avait hâte de sortir de sa tour pour entrer dans n’importe quel bar et remplir sa flasque — il avait essayé un tas d’autres alcools, mais aucun ne réussissait à faire apparaître l’Autre en pleine journée.
— Allô, Loraine ? Je ne t’entends pas…
— On capte mal ici. Je n’ai pas trop le temps de te parler.
Il voulut lui laisser une chance de tout lui raconter. C’était peut-être ce qu’elle attendait.
— Où es-tu ?
— Je viens de te dire que je n’ai pas le temps. De toute façon, on se retrouve ce soir, non ?
— Il faut qu’on se voie maintenant.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— C’est important. Je ne te le demanderais pas si ça ne l’était pas. C’est bien la première fois, non ?
— …
— Oui ou non ?
— Oui.
— Dis-moi où et quand.
— …
— Loraine !
— La brasserie des Petits Carreaux, dans le prolongement de la rue Montorgueil.
— Dans combien de temps ?
— 13 h 15.
Si son secret était trop lourd, il l’aiderait à le porter. S’il était trop lourd pour deux, il en aurait le cœur net et saurait quelle décision prendre.
— Allô, Muriel ? Je vais m’absenter pour le reste de la journée. Vous voulez bien annuler tout ce que j’ai cette après-midi ?
— Bien, monsieur, il y avait juste un rendez-vous avec le Conseil général Rhône-Alpes, ils sont à Paris jusqu’à samedi, je trouverai un autre moment.
— Merci, Muriel.
— Monsieur ? Il y a autre chose… Quelqu’un vient d’arriver pour vous, il voudrait que vous le receviez.
— Maintenant ? Qui est-ce ?
— … Il dit qu’il ne vous dérangera pas longtemps.
— Qui est-ce, Muriel ?
— … C’est M. Bardane.
— Ne le faites pas entrer.
Il saisit sa flasque, la rangea dans sa poche intérieure et quitta son bureau pour se diriger vers les ascenseurs. Bardane était là, assis sur un fauteuil comme un coursier qui attend son pli. La dernière personne au monde que Nicolas avait envie de trouver sur sa route. Loraine l’attendait, une vie entière allait peut-être se jouer dans l’heure à venir, c’était précisément le moment que ce con avait choisi pour refaire surface ! Pourquoi le verbe disparaître n’était-il pas réservé à des gens comme lui ?
— Bonjour, Nicolas.
Bardane tendit la main en se forçant à sourire. Gredzinski ne prit pas cette peine.
— Vous tombez mal, je ne peux pas vous recevoir.
À la fois négligé et tiré à quatre épingles, l’ancien directeur de clientèle. Fatigué, le regard rougeaud, les yeux tombants, rien que de très pénible.
— Juste dix minutes, s’il vous plaît, Nicolas.
Les arrogants seront tous un jour serviles. Mais pourquoi justement aujourd’hui, merde !
Depuis le départ de Bardane, Nicolas éprouvait un sentiment proche du remords, mais un remords sporadique, de qualité inférieure, un remords décoratif, une inquiétude de secours qui s’estompait dès la première gorgée d’alcool. Cet homme avait voulu l’humilier à une époque où il n’était pas encore le Gredzinski d’aujourd’hui, il avait peur quand on haussait la voix en sa présence, il avait peur de son ombre, de la vie, de tout ; une proie facile. Aujourd’hui, il avait bien le droit de pousser la rancune à son point ultime.
Il attendait l’ascenseur, Bardane le suivait de près, une précipitation grotesque, comme toute sa gestuelle qui ne s’était pas arrangée depuis le chômage. Nicolas l’ignorait ostensiblement, mais rien n’y fit ; ils se retrouvèrent seuls dans la cabine.
— Je sais que j’ai commis beaucoup d’erreurs avec vous, Nicolas. Je n’aurais pas dû vous infliger cette réunion. Je sais que c’est ce que vous me reprochez le plus, et vous avez raison.
— Je n’ai pas voulu votre poste, on me l’a offert sur un plateau. S’il vous manque tant que ça, reprenez-le, je n’en ai plus besoin, je n’ai même plus besoin de travailler de toute ma vie, je touche par mois dix à vingt fois plus que mon salaire, qu’on a d’ailleurs révisé à la hausse après votre départ. Si j’occupe ce poste, c’est parce que ça m’a amusé jusqu’à aujourd’hui, mais c’est terminé. Ils vont recruter bientôt, mettez-vous sur les rangs.
— Ne plaisantez pas. J’ai perdu le sens de l’humour depuis trop longtemps.